Il y a longtemps, alors que je sortais juste du cocon de l’hôpital, un cardiologue déjà expérimenté m’a dit: tu verras, c’est très sympa, mais les relations confraternelles sont épuisantes. Il rajoutait aussi que c’est la seule chose qui aurait pu le faire arrêter.
Maintenant, je comprends mieux.
Les spécialistes dépendent des généralistes, pour « vivre », pour parler crûment. C’est d’autant plus vrai depuis l’établissement du parcours de soin qui rend le codage des feuilles de maladie si absconses.
Donc, bien sûr, on soigne ses correspondants, on les séduit, du moins, on essaye. On leur écrit, on leur téléphone, on leur dit qu’ils ont pris la bonne décision, quitte à discrètement changer le traitement sous couvert d’une recommandation conjointe ACC/AHA/ESC/ALFEDIAM ou parce que le patient n’aime pas la couleur rose du comprimé (ça le stresse).
Bien entendu, nos confrères en profitent pour faire jouer la concurrence.
Un généraliste m’a dit un jour qu’il n’envoyait plus à un cardiologue, car « il le prenait de haut », et que ses délais d’attente étaient trop longs.
Note pour moi même: ne jamais prendre de haut quiconque et toujours lui donner un rendez-vous avant minuit.
Depuis, il s’est mis à m’envoyer tous ses patients (et il en a énormément) car dans un courrier je lui avais cité une étude, et que mes délais étaient courts.
Mystère insondable du coup de foudre, comme pour un regard ou un mouvement gracieux des doigts dans les cheveux
Par ailleurs, je donne mon portable à tous les généralistes que je croise, car l’accessibilité est la clé du succès. Même quand je fais pipi, je suis capable de donner un conseil, et/ou un rendez-vous avant minuit. Évidemment, il faut un certain entraînement pour éviter une malencontreuse localisation par le correspondant au bout du fil: il ne faut bien évidemment ne pas tirer la chasse, et bien entendu viser la cuvette. Ceci explique pourquoi les cardiologues femmes seront toujours moins populaires que les hommes.
Un autre moyen de se faire connaître est de faire des EPU aux généralistes du coin. Bien évidemment, refusez toute EPU distante de plus de 20 km de votre cabinet (en ville), ça n’a aucun intérêt. Je n’en ai jamais faite: l’idée même de faire le VRP pour l’industrie et le barbot pour moi me fait syncoper d’horreur.
Après, « ce que veulent les généralistes » est aussi insondable que ce que veut une femme. Il faut apprendre à se connaître, et cette période est souvent longue et pleine de faux pas.
Certains ne veulent que des conseils généraux, d’autres veulent une prescription précise et récupérer le patient « nickel » à la fin du processus.
Car en effet, si tous veulent revoir leur patient, ce qui est légitime, il est très difficile de savoir exactement ce que veut un correspondant.
Ça, c’est mon gros problème.
Hormis pour mon correspondant fétiche avec qui je déjeune régulièrement, discute de patients plusieurs fois par jour au téléphone, et avec qui j’ai des atomes crochus, je ne sais pas exactement ce que veulent les autres qui m’envoient épisodiquement des patients.
Et encore, alors que nous nous entendons comme larrons en foire, je ne suis pas encore tout à fait à l’aise. La confiance est une fleur si fragile, si difficile à faire pousser, si rapide à faucher. Je ne suis pas à l’aise quand il m’envoie des patients suivis par un autre cardiologue pour un « deuxième avis », voire pour un suivi. Parfois, les patients ne savent pas non plus très bien ce qu’ils viennent faire à mon cabinet. Que faire? Je renvoie toujours le patient au cardiologue traitant, mais que de circonvolutions enrubannées dans mon courrier pour le dire avec diplomatie à mon correspondant…
En effet, à qui appartient le patient, hormis à lui même? Au médecin référent qui peut le confier à qui bon lui semble, ou à l’autre cardiologue? Bien entendu, si vous n’êtes pas médecin, vous aurez du mal à comprendre de tels atermoiements (« le patient n’appartient qu’à lui, et sait ce qu’il veut »). Mais en pratique, pour moi en tout cas, c’est à chaque fois un moment difficile à passer.
Il faudrait que j’organise un jour une réunion pour savoir comment aborder les autres médecins généralistes du coin, voire bien moins risqué, mais plus long, déjeuner avec chacun pour mieux les connaître.
Le faux pas, comme en amour, est toujours possible, même quand on fait tout pour l’éviter.
Je sais par un système de renseignement très efficace qu’un généraliste me boudait jusqu’à présent, car « je lui avais volé une patiente ». En fait, j’avais fait ponter une dame après un angor que ce généraliste n’avait pas diagnostiqué. La patiente lui en voulait un peu et n’a plus voulu le revoir après notre dernière consultation, malgré mes exhortations à retourner le voir. Je ai bien entendu tenu au courant son médecin et lui ai écrit pour lui raconter l’évolution. Malheureusement, forte de son bon droit de choisir son médecin librement, elle semble ne plus être allé le voir. Bien entendu, je n’ai jamais conseillé à la patiente de changer de médecin, ce qui est anti déontologique, et surtout aberrant car le cas était un peu curieux, et que de toute façon, tout le monde peut se tromper. Donc il m’en voulait, persuadé que j’avais détourné sa patiente. Je ne pouvais pas non plus lui téléphoner pour lui dire la vérité, sous peine de trahir mon informateur. Situation inextricable qui a été mon caillou dans la chaussure pendant longtemps. Deus ex machina, la situation s’est résolue, je l’espère en tout cas, aujourd’hui. Ce médecin m’a appelé pour un autre patient qu’il était amené à voir en remplacement du médecin traitant habituel parti en congés (merci août!). Après m’avoir parlé du patient, il n’a pas pu s’empêcher de faire allusion à cette fameuse dame (ça devait lui aussi le travailler). Je lui ai dit la vérité, et j’espère avoir levé toute équivoque.
Et comme en amour, l’espoir surgit parfois, au décours d’un patient.
Le patient que j’ai fait ponter, là-aussi en urgence (j’ai de la chance en ce moment avec les coronaropathies) est le patient d’un généraliste qui ne m’envoie personne. J’ai fait tout comme il fallait (demande d’autorisation de le faire prendre en charge à tel endroit, et coup de téléphone pour le tenir au courant de l’évolution), et j’espère bien avoir récupéré un correspondant, en plus d’un patient fidèle.
D’ailleurs, un copain à qui je racontais l’histoire a eu ce cri du cœur: « C’est très bien, tu as gagné un généraliste! ». Quelle expression, « gagner un généraliste »! Comme si j’avais gagné un nounours à la vogue de la St Jean, après un tir aux ballons bien ajusté, et ainsi semé des étoiles dans les yeux de la belle Emmanuelle? Mais c’est tellement ça, et je le pensais si fort.
C’est donc exactement comme en amour. En fait, la comparaison me semble de plus en plus pertinente. On n’a pas d’enfants, mais des patients. Et quand le couple vacille, ce sont eux aussi qui trinquent.
Pour moi qui suis plutôt introverti (même si ce blog semble le nier), cela ne m’est pas du tout naturel, même carrément épuisant, il faut bien le dire. Je suis un besogneux de la relation amoureuse ou confraternelle: beaucoup d’efforts, encore plus de râteaux et heureusement, in fine, de la chance pour corriger ma gaucherie.
Enfin, pour ceux qui se disent « Mais enfin, pour qui il se prend ce type qui espère attirer les généralistes comme les mouches avec du miel! », sachez cette vérité médicale universelle: nous sommes tous le correspondant d’un autre.
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