Bon, on va encore parler de Xarelto® (rivaroxaban, Johnson & Johnson, Bayer).
Comme vous le savez, il s’agit d’un nouvel anticoagulant (NAC), un inhibiteur du facteur Xa pour être plus précis. J’en avais parlé ici, pour l’étude EINSTEIN-PE qui l’évaluait dans la prise en charge de l’embolie pulmonaire.
ROCKET-AF est un essai publié dans le NEJM qui compare l’efficacité du rivaroxaban et de la warfarine dans la fibrillation auriculaire non valvulaire. J’avais parlé du dabigatran, un inhibiteur direct de la thrombine (Pradaxa®, Boehringer-Ingelheim) dans la même indication ici et ici. Ces deux traitements ont une AMM européenne, mais un troisième protagoniste, l’apixaban (Eliquis®, BMS) pointe le bout de son nez…
Ces trois laboratoires (bientôt quatre avec Daiichi Sankyo et son edoxaban) font évidemment tout pour gagner ce marché gigantesque et déversent en conséquence des sommes probablement considérables sur les journaux médicaux, médecins, sites internet, agences de communication…
On entend et on lit donc un peu tout et n’importe quoi sur ce sujet. Un seul point commun les unit, un ennemi commun, le poison à rat, les AVK.
Je me suis donc dit que j’allais me faire ma propre idée, d’autant plus que mes correspondants généralistes me demandent assez souvent de faire le switch AVK/NAC, que j’entends des histoires terribles de saignement, mais que d’un autre côté, on dit que les AVK sont finis…
Bref, je vais essayer d’y voir clair…
ROCKET-AF est une gigantesque étude multicentrique, randomisée en double aveugle incluant 14264 patients.
I. Quel est le résultat mis en avant par les auteurs?
Un traitement par rivaroxaban est non inférieur à la warfarine pour la prévention d’un accident vasculaire cérébral ou d’une embolie systémique chez les patients porteurs d’une fibrillation auriculaire. Il n’y a pas de différence entre les groupes pour le risque de saignements majeurs. Néanmoins, les saignements intra-cérébraux et les saignements mortels sont moins fréquents dans le groupe rivaroxaban.
II. Interprétation critique
1) Validité interne
- Réalité statistique du résultat
Les auteurs ont choisi un critère primaire composite d’efficacité:
La comparaison entre le groupe rivaroxaban et le groupe traitement conventionnel montre une non-infériorité pour ce critère primaire avec un risque relatif à 0.79, pour un intervalle de confiance à 95% compris entre 0.66 et 0.96. La marge de non-infériorité était à 1.46, et p<0.001. Les auteurs ont prévu une analyse en non-infériorité, mais se sont donné la possibilité d’une étude de supériorité, au cas où… Ils ont aussi prévu une analyse que je n’ai pas trop compris:
If noninferiority was achieved in the primary analysis, a closed testing procedure was to be conducted for superiority in the safety population during treatment, which included patients who received at least one dose of a study drug and were followed for events, regardless of adherence to the protocol, while they were receiving the assigned study drug or within 2 days after discontinuation (group B in Fig. 1 in the Supplementary Appendix).
Cette analyse est vite passée sous silence par les auteurs, mais a été reprise par les commentateurs puisqu’elle a eu le bon goût de montrer une supériorité du rivaroxaban.
Prise en compte des facteurs de confusion:
Il existe un groupe contrôle contemporain représenté par le bras traitement conventionnel (warfarine).
Prise en compte du biais de sélection:
L’essai est randomisé selon une procédure centralisée informatisée, via d’un serveur téléphonique interactif. Il n’existe pas de différences entre les deux groupes à l’inclusion.
Insu:
L’essai est réalisé en double aveugle. Je note avec plaisir l’utilisation de placebo de warfarine avec la génération d’INR factices afin de préserver le double insu.
Les arrêts de traitement, les déviations par rapport au protocole et les traitements concomitants ont été correctement documentés et recueillis.
Sorties d’essai, biais d’attrition:
Le nombre des perdus de vue est remarquablement faible: 18 dans le groupe rivaroxaban, 14 dans le groupe warfarine, sur 14264 patients! Par contre, 23.7% (1691 patients) des patients du groupe rivaroxaban et 22.2% (1584) dans le groupe warfarine ont arrêté précocement le traitement.
Ah oui, Messieurs les auteurs, ça aurait été sympa de mettre le flow-chart dans le papier du NEJM, et pas uniquement dans le Supplementary Material…
L’hypothèse de l’efficacité du rivaroxaban sur les patients inclus dans l’étude est issue d’une démarche hypothético-déductive. Le rivaroxaban a montré une efficacité dans les indications suivantes: prévention des accidents thrombo-emboliques en chirurgie orthopédique (programme RECORD), d’une thrombose veineuse profonde ou embolie pulmonaire (programme EINSTEIN). Le but de l’étude est clairement indiqué dans les méthodes.
2) Validité externe
A ce jour, ROCKET-AF reste le seul essai étudiant l’efficacité du rivaroxaban chez les patients en fibrillation auriculaire.
3) Pertinence clinique
Les auteurs ont choisi un critère primaire composite:
- accident vasculaire cérébral (hémorragique ou ischémique) ou embolie systémique
Et des critères secondaires:
- un critère composite: accident cérébral, embolie systémique, décès de cause cardio-vasculaire
- un critère composite: accident cérébral, embolie systémique, décès de cause cardio-vasculaire, infarctus du myocarde
- chaque critère individuel des deux critères composites cités
- un critère principal de sécurité: saignements majeurs et non majeurs mais cliniquement significatifs
Les saignements intra-cérébraux sont inclus à la fois dans le critère d’efficacité principal et dans le critère de sécurité principal.
Ces critères ont été alloués par un comité indépendant.
Le risque relatif observé est de 0.79 avec un intervalle de confiance à 95% entre 0.66 et 0.96 (p<0.001).
La diminution relative moyenne du risque sous rivaroxaban est de 21%, au mieux de 34%, au pire de 4%.
En per-protocole, le nombre d’évènements du critère primaire dans le groupe rivaroxaban est de 188 (1.7%/an), contre 241 (2.2%/an) dans le groupe warfarine (p<0.001 pour la non-infériorité).
En analyse en intention de traiter, le nombre d’évènements du critère primaire dans le groupe rivaroxaban est de 269 (2.1%/an), contre 306 (2.4%/an) dans le groupe warfarine (p<0.001 pour la non-infériorité, p=0.12 pour la supériorité).
Le critère de non-infériorité est atteint car le risque relatif observé est inférieur à la marge de non-infériorité qui a été fixée à 1.46. Le choix de cette marge est bien explicitée dans le protocole, et ne paraît pas particulièrement scandaleux.
Les critères d’inclusions étaient les suivants:
-
Homme ou femme de 18 ans ou plus avec une fibrillation auriculaire non-valvulaire.
-
Antécédent d’accident ischémique cérébral, d’accident cérébral transitoire, d’accident embolique systémique d’origine cardiaque ou au moins deux facteurs de risque parmi les suivants:
- insuffisance cardiaque ou FEVG inférieure ou égale à 35%,
- HTA,
- âge supérieur ou égal à 75 ans,
- diabète.
Vous aurez remarqué que le dernier point regroupe les critères CHADS2. Les auteurs ont bien naturellement cherché à recruter des patients avec un risque embolique élevé. De fait, le CHADS2 du groupe rivaroxaban est à 3.48, celui du groupe warfarine à 3.46.
Les critères d’exclusion étaient les suivants:
- RM serré
- Prothèse valvulaire
- Choc électrique externe programmé
- Fibrillation auriculaire avec une cause transitoire (EP, thyréotoxicose…)
- Myxome ou thrombus OG
- Endocardite infectieuse active
- Saignement actif ou risque de saignement (chirurgie majeure récente…)
- Antécédent de saignement intra-cranien, intra-oculaire, intra-medullaire, intra-articulaire
- Anomalie chronique de la coagulation
- Néoplasie ou malformation intra-cérébrale
- Chirurgie majeure programmée
- Plaquettes inférieures à 90000
- TAS> ou égale à 180 mmHg, TAD> ou égale à 110 mmHg
- Aspirine> 100 mg par jour
- Clairance inférieure à 30
- …
Ces critères, et les critères diagnostiques des différents évènements étudiés me semblent pertinents.
L’essai comparait une stratégie conventionnelle: warfarine avec un INR cible entre 2 et 3 et rivaroxaban à 20mg*1 par jour (ou 15mg*1 par jour si clairance créatinine entre 30 et 49 ml/min)
Les patients sous AVK étaient dans l’intervalle thérapeutique (INR 2.0-3.0) durant 55% du temps. Cela est nettement moins bien que dans la plupart des essais récents. La HAS pointe cela dans son avis du 14/03/2012:
Le pourcentage de temps moyen passé par les patients recevant la warfarine dans l’intervalle thérapeutique (TTR) a été de 55,16% et le temps médian de 57,83%. Le TTR a été de 70,18 % pour l’intervalle d’INR compris entre 1,8 et 3,2.
Rappel : Le pourcentage moyen de temps passé dans la zone cible dans l’étude RELY (PRADAXA) avait été de 64,4 % (médiane 67 %) ce qui était proche des précédentes études où les patients avaient été traités par warfarine [SPORTIF-V (59%), SPORTIF III (66%), ACTIVE-W (64%), AMADEUS (63%) et AFFIRM (62%)].
Cela pose le gros problème du manque d’optimisation du traitement de référence dans les études de non infériorité.
Comme je l’ai déjà dit, beaucoup de sorties d’étude, entre 22 et 23% pour les deux groupes… Cela tend à égaliser l’effet des traitements dans les deux groupes.
Donc deux points négatifs qui diminuent un peu la pertinence de cette étude de non-infériorité.
Autant de statine que d’aspirine dans les deux groupes
L’analyse des évènements hémorragiques ne montre pas de différence sur le critère composite principal de sécurité: 1475 (20.7%, soit 14.9%/an) dans le groupe rivaroxaban, et 1149 (20.3%, soit 14.5%/an) dans le groupe warfarine. HR à 1.03 (0.96-1.11), p=0.44. Ça saigne donc pas mal, de façon identique dans les deux groupes.
Les commentateurs mettent néanmoins en exergue les types de saignements pour lesquels le rivaroxaban fait mieux:
- saignement « critique » (intra cavitaire, dont cérébral ou rétropéritonéal): 1.3% (91 évènements) contre 1.9% (133 évènements), 0.69 (0.53-0.91) p=0.007
- saignement fatal 0.4% (27 évènements) contre 0.8% (55 évènements), 0.5 (0.31-0.79), p=0.003
- saignement intra cérébral 0.8% (55 évènements) contre 1.2% (84 évènements), 0.67 (0.47-0.93), p=0.02
Ce ne sont que des critères secondaires, comme d’habitude ne l’oublions pas. Regardons aussi le faible nombre d’évènements dans chaque critère.
III. Conséquences de ce travail pour la pratique médicale.
L’étude ROCKET-AF me paraît méthodologiquement de bonne qualité. Je garde néanmoins en mémoire le nombre de sorties d’étude et l’INR assez peu optimal (pour une étude de cette taille) qui gâchent un peu le tableau. J’apprécie beaucoup le double aveugle et les INR factices alors que les auteurs de EINSTEIN-PE n’avaient pas fait cet effort. Le choix de la non-infériorité, dicté par des motifs économiques et stratégiques me semble aussi discutable que pour EINSTEIN-PE:
Les auteurs ont choisi de tolérer une moindre efficacité du rivaroxaban en échange d’une plus grande facilité d’emploi: pas de relai HBPM/AVK, pas contrôle d’INR, pas d’équilibration parfois délicate.
Mais, en fait, est-ce que le rivaroxaban est plus simple à utiliser?
[…], il faut aussi faire attention à la fonction rénale et aux interactions. En cas de surdosage symptomatique ou de nécessité d’une chirurgie non programmée, il n’existe pas d’antagoniste et la dialyse ne paraît pas être une panacée (Cf. les commentaires de cette note).
L’ANSM a récemment mis en garde les prescripteurs sur l’utilisation des nouveaux anticoagulants, dont le rivaroxaban.
Si on prend en compte tout cela, je ne suis pas certain que le maniement du rivaroxaban soit plus « simple » que HNF/HBPM puis AVK.
Pour moi, cela rend le choix d’un essai de non-infériorité problématique.
Comme pour EINSTEIN-PE, le bénéfice observé sur certains types de saignement a été largement mis en avant par les commentateurs. Mais je retiens de l’étude que le critère principal de sécurité est atteint de façon identique par la warfarine et le rivaroxaban. Le reste, c’est du secondaire…
Donc égalité globale en terme de diminution du risque embolique et en terme de risque hémorragique. Vous ne serez pas un assassin de vieilles dames si vous ne remplacez pas les AVK d’un patient, surtout bien équilibré, par du rivaroxaban. L’absence d’antagoniste et le coût de ce traitement peuvent aussi légitimement faire réfléchir.
Un peu de lecture pour compléter cette analyse:
N’hésitez pas à faire des remarques!
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Maintenant pour vous détendre, j’ai retenu deux articles bien rigolos:
L’information médicale comme on les aime, avec de toute évidence une intense recherche journalistique, et des morceaux de science dedans: «Les malades atteints de fibrillation auriculaire nous les réclament, mais il n’y a pas encore d’autorisation dans cette indication en Europe, et cela prend beaucoup de temps».
Un peu de science-floue avec « une analyse per protocole fait même ressortir une supériorité du rivaroxaban sur la warfarine » que même les auteurs n’ont pas osé mettre en avant dans leur papier et une certaine difficulté à appréhender les différences entre analyse per-protocole et analyse en intention de traiter.
Ah oui, c’est l’analyse per-protocole qu’il faut privilégier dans le cadre des essais de non-infériorité. Si les deux analyses donnent les mêmes résultats, c’est encore mieux. Le petit tour de main du Chef en fin d’article est excellent, lui aussi.
Bisous.
43.297612
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