Bad Blood

J’ai reçu Bad Blood, le livre que John Carreyrou (le fils de Gérard) a écrit sur l’affaire Theranos vendredi en fin d’après-midi et je viens de le finir (entre temps, j’ai déménagé partiellement, tondu la pelouse, vu un mauvais Star Wars -Solo-, assuré une consultation, et aussi nourri mes deux ogres).

Je m’intéresse à cette histoire depuis mai 2016 (ici et ici). J’ai beaucoup lu, et j’en ai pas mal parlé, ce qui m’a valu l’honneur d’être suivi par Patrick O’Neill qui était à l’époque le Chief Creative Officer de Theranos (pour voir son excellent travail par ailleurs, c’est ici).

J’ai aussi suivi un moment sur Twitter le très mystérieux Richard Fuisz, (médecin, entrepreneur, agent de la CIA…) dont je ne voyais pas trop le rôle dans l’histoire (maintenant je sais). Quand j’ai appris que John Carreyrou allait publier un bouquin, je me suis demandé si j’allais l’acheter. Primo car je pensais en savoir beaucoup et secundo car mon anglais déficient allait probablement rendre cette lecture pénible.

Je l’ai lu donc en deux jours, en ayant du mal à en décrocher. C’est très bien écrit, c’est efficace, c’est haletant comme un thriller, sauf que c’est vrai. La construction me fait penser à un roman de James Ellroy où une multitude de petites histoires permet de mieux dessiner la grande.

Je n’ai pas tourné 5 pages sans apprendre quelque chose de nouveau.

John Carreyrou réussit le tour de force de rendre excitant un ionogramme sanguin.

Ses explications sont claires, nettes, précises, et je n’ai rien lu de médicalement faux.

Mon intérêt pour l’histoire de Theranos est professionnel, mais aussi, il faut bien le dire, lié au charme quasi surnaturel de Elizabeth Holmes. Le livre permet de rompre ce charme et de la voir comme elle est, une sirêne qui envoute ceux qui l’écoutent pour mieux les perdre. Et elle a fait se fracasser sur des rochers des centaines de personnes: collaborateurs, investisseurs et surtout patients.

Le portrait du numéro 2, son chéri par ailleurs, le très vulgaire Sunny Balwani est truculent: John Carreyrou le voit plus en patron de night-club (il en a les compétences médicales) qu’en vice-président d’une biotech de la Silicon Valley.

(Source)

Aucune faute dans ce récit, donc. À lire si vous vous intéressez à la médecine et à la Silicon Valley, mais aussi aux ressorts sombres de l’âme humaine qui nous font rechercher la gloire et l’argent quelqu’en soit le prix. 

Theranos, the End of the Game

Depuis mai, je contemple en mangeant du pop-corn la descente aux enfers de Theranos, la start-up valorisée jusqu’à 9 milliards de dollars, qui promettait de révolutionner l’analyse biologique, et plus modestement le monde.

Sous le coup d’accusations de négligences graves, voire de malversations, Elisabeth Holmes a décidé d’arrêter son activité de laboratoire d’analyses biologiques, pour se concentrer sur la fabrication d’appareils d’analyse. Si l’on considère le peu d’enthousiasme soulevé lors de la présentation de son MiniLab en août dernier, la partie risque d’être difficile pour celle qui se présentait comme le nouveau Steve Jobs.

John Carreyrou peut être légitimement fier de son travail, puisque c’est lui qui a commencé à mettre en doute la fiabilité de Theranos en octobre 2015 dans cet article princeps.

Cette histoire est passionnante, non seulement d’un point de vue rétrospectif, lorsque l’on regarde le jeu des acteurs de cette pièce, mais aussi d’un point de vue prospectif.

En effet, contrairement à ce que l’on veut bien nous faire croire, la multiplications des analyses et des mesures de l’être humain ne conduit pas forcément à une meilleure santé. Cette histoire permet donc de bien considérer à leur juste mesure tous les marchands de e-santé qui pullulent en ce moment.  Quand à la folie de la Silicon Valley, c’est encore une autre histoire…

Mais il y a aussi une petite histoire dans l’histoire qui m’a fait bien sourire. C’est donc John Carreyrou du WSJ qui a levé le lièvre en octobre dernier. Je suis très admiratif devant son travail et j’espère que sa série d’articles lui vaudra son troisième prix Pulitzer (!). Un journaliste de Vanity Fair, Nick Bilton a écrit un fabuleux article sur cette affaire en septembre 2016, ainsi qu’un auto-panégyrique assez risible quelques jours plus tard.

Le premier article de Nick Bilton est repris un peu partout, l’auteur passe à la TV, bref, le WSJ finit par s’en agacer un peu:

L’article de Nick Bilton ne révèle rien de bien nouveau, hormis un peu de gossip, sur l’affaire Theranos. Par contre, il faut le reconnaître, il est incroyablement bien écrit. Quelle plume…

Les articles de John Carreyrou sont très factuels, et ils contiennent autant de « plume » qu’un article scientifique du NEJM sur une nouvelle technique d’ablation de fibrillation auriculaire. Que la virtuosité d’écriture soit presque plus révérée que la révélation sans fioriture de faits est assez symptomatique de notre époque connectée où la narration et l’apparence (épurée) l’emportent largement sur les données.

img_3302179.95€, ce n’est pas le prix du médecin, mais d’un machin connecté qui est le chat de Schrödinger de la santé, qui peut améliorer sans suivre ou traiter un marqueur de risque cardio-vasculaire.

Theranos, la meilleure des tragédies grecques?

Je suis depuis quelques semaines l’incroyable tragédie grecque que représente la chute vertigineuse de Theranos et de sa fondatrice, Elisabeth Holmes.

Je pense tragédie grecque à cause du nom (un mot valise formé à partir de Therapy et Diagnosis), et de la chute des protagonistes. Mais aussi et surtout à cause de l’exposition des multiples forces et sentiments humains, que ce drame a permis de mettre à jour, comme le fait une tragédie classique ou un tremblement de terre pour les invisibles puissances telluriques.

Elisabeth Holmes est une brillante jeune femme qui quitte Stanford à l’âge de 19 ans pour créer Theranos, un laboratoire d’analyses médicales. Elle dépose des brevets pour un analyseur, « Edison », capable de réaliser des dizaines d’analyses biologiques sur quelques gouttes de sang, évitant ainsi la classique prise de sang, pour un prix défiant toute concurrence.

Surfant sur le miroir aux alouettes de l’ #empowerment, et du #ownyourhealth, Elisabeth Holmes  lève des capitaux, signe des partenariats avec des chaines de supermarchés, fait la une des médias économiques et technologiques et Theranos, un peu moins de mille employés, atteint la stupéfiante valeur de 9 milliards de dollars après 12 ans d’existence.

HOElizabeth-Holmes1elizabeth-holmesPour vous donner une idée de cette démesure, Quest Diagnostics, un géant américain de l’analyse médicale, créé en 1967, en pèse 4, avec ses 43000 employés.

Puis un journaliste, John Carreyrou (le fils de Gérard, 2 Pulitzer à son actif, @JohnCarreyrou), s’interroge sur la technologie Edison, et devant la fin de non recevoir de Theranos, commence à réfléchir et creuser. Il va écrire une série d’articles dans le WSJ qui vont lever le voile sur la supercherie Theranos. Edison n’est pas fiable, les tests sont souvent effectués sur des appareils classiques mal calibrés par du personnel non diplômé. Après des mois de déni, Théranos fini par avouer des anomalies responsables de résultats erronés et rétracte 2 ans de tests.

Capture d'écran 2016-05-22 19.44.00La société est maintenant au centre de plusieurs enquêtes des régulateurs fédéraux, et Elisabeth Holmes est menacée de 2 ans d’interdiction d’exercice. Chaque semaine apporte son lot de révélations.

(Pour les non anglophones, une excellente émission de BFMTV avec John Carreyrou ici).

Quels sont les puissances telluriques (restons dans la tragédie grecque) qui ont permis une imposture d’une telle ampleur?

Je pense que la première est l’absence de régulation a priori de la part des autorités sanitaires américaines (a posteriori, elles ont la main lourde). Cette absence de régulation permet à l’esprit d’entreprise des meilleurs de s’épanouir, et de réaliser des choses merveilleuses, mais en contre-partie, cet esprit Far-West permet aussi aux personnes mal-intentionnées/mal-préparées de gonfler leur baudruche avec juste un peu de bagout. Une Elisabeth Holmes n’aurait probablement pas pu voir le jour chez nous. Elle aurait émigré, usée par notre lourdeur administrative tatillonne, ou serait devenue PH mi-temps dans un CHG.

La seconde est l’effet cannabique qu’a la biotechnologie sur les journalistes/commentateurs. Je l’ai déjà dit, mais il suffit d’écrire #biotech #Innovation #eSante #BigData #OpenData #hcsmeufr #hcsmeu #mSante #DigitalHealth #Biotech #DonnéesBiométriques #santéconnectée #FrenchTech #DisruptiveTechnology #QuantifiedSelf à la fin d’un dossier de presse de n’importe quel machin inutile (avec les hashtags, c’est important) pour que tout le monde arrête de réfléchir et trouve cela merveilleux. Bien entendu, les PR font très bien leur boulot en fournissant des articles clés-en-main ou des entretiens « exclusifs » avec les concepteurs afin d’éviter au journaliste de perdre du temps à se poser des questions et écrire.

La troisième, qui concerne aussi les journalistes, est merveilleusement décortiquée dans cet article de Vanity Fair. Réfléchir, poser les bonnes questions, soyons fous, oser critiquer, revient pour un journaliste à se faire barrer des listes d’invités dans les évènements technologiques et ou se faire interdire d’entretien avec des décideurs. Autrement dit, c’est un suicide professionnel. A quoi sert un journaliste qui n’a accès à aucune information?

Imaginons un journaliste « de base » qui bosse pour un éditeur qui vit grâce aux pages de pubs/partenariat avec une industrie, qu’elle qu’elle soit. Pourquoi à la fois perdre du temps, se couper de l’information et se fâcher avec les annonceurs? Ctrl+C/Ctrl+V est son ami.

La quatrième, purement biostatistique est analysée dans cet article du blog FiveThirtyEight. Une fois pour toute, croire que l’on est mieux soigné en multipliant les analyses ou bilans est selon les cas un signe d’ignorance, de stupidité ou de cupidité.

La cinquième, qui m’intéresse finalement peu est purement financière. Cette start-up n’a atteint cette valeur que par un phénomène purement spéculatif. Des gens ont pensé faire une bonne affaire, mirage amplifié à chaque levée de fond, pour atteindre finalement un point où la valeur de l’entreprise est totalement déconnectée de celle de ses actifs.

La sixième tient dans la personnalité de Elisabeth Holmes. Cette (très, je suis fan) intelligente et belle femme a su calquer son attitude, et même son apparence physique sur Steve Jobs: goût du secret, habits et environnement minimalistes/zens. Le site web de Theranos, je vous le conseille, est une merveille de sobriété, même si ils abusent quand même un peu trop du Halo Eyes Lighting Effect… Allez le voir, avant que tout s’effondre, tant il est déconnecté de la tempête qui agite la société. Difficile de faire plus dissocié de la réalité. Le goût du secret a ses limites en sciences, dont l’échange d’informations est normalement le souffle vital (petit aparté, je vous conseille la lecture de ce fabuleux article de Olivier Ertzscheid). John P. A. Ioannidis a fait part de son expérience avec la culture du secret de Theranos et en tire d’intéressantes conclusions.

Comment résumer en deux mots une tragédie grecque aussi complexe que Theranos?

Comme toujours, ne laissez pas les autres réfléchir pour vous, soyez curieux, soyez indépendants, demandez à voir les données…

Les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres et cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes qui les déterminent.