Je me suis inscrit pour le prochain marathon de Paris et je me suis dit que ça pourrait être sympa de courir pour une bonne cause, comme ça se fait beaucoup dans les pays anglo-saxons.
J’ai opté assez logiquement pour l’association Mécénat Chirurgie Cardiaque, dont je me sens très proche, et qui fait un travail formidable depuis 1996. Durant mes gardes en réanimation de chirurgie cardiaque sur St Joseph, j’ai vu passer quelques enfants opérés grâce à eux.
Si vous souhaitez contribuer, vous pouvez le faire sur cette page.
Je récupère du marathon de Berlin qui s’est déroulé ce dimanche, et je me rends compte qu’une grande partie de ce qui régentait ma vie depuis janvier 2022 n’est plus.
La fameuse ligne bleue du marathon, la fameuse médaille. Ah, puis au fond la porte de Brandebourg. Fait marrant: le vainqueur de cette année est encore l’immense Eliud Kipchoge. Il a donc tenu une médaille qui le représente en train de tenir une médaille qui porte son effigie. Hâte de voir la médaille de l’an prochain!
Cette préparation m’a rappelé mon internat à un point incroyable. Pendant 12 mois, en me levant je pensais internat, en me couchant je pensais internat, je chronométrais mes pauses, puis quand l’épreuve est passée, j’ai été saisi par le vide sous mes pieds. Un peu comme dans Bip-bip et le coyote quand ce dernier continue à courir alors qu’il est au dessus du vide au-delà de la falaise. J’ai vécu la même chose cette année. En fait, ce n’est pas si désagréable, ça m’a rappelé ma jeunesse et se focaliser sur un but évite de trop réfléchir sur le après. Depuis janvier, date à laquelle je me suis inscrit à ce marathon, j’ai mangé marathon, dormi marathon, pensé marathon, et bien sûr beaucoup, beaucoup, beaucoup couru. Je m’étais fixé comme objectif de courir un marathon l’année de mes 50 ans. Pour un ancien non sportif de haut niveau comme moi, cela comptait beaucoup. Garmin qui sait tout de moi tient le compte exact de mes courses d’entraînement: 219 sorties, totalisant 1651 km, soit 183 par mois ou 6 par jour en moyenne. Pour chaque km parcouru lors de cette course, j’en ai couru 39 à l’entraînement (j’en avais couru 61 par km pour mon premier Marseille-Cassis). Comme en médecine, j’ai toujours été un laborieux. je n’arrive à m’en sortir que parce que je bosse beaucoup. Donc j’ai vécu marathon durant 9 mois. Un des préleveurs du laboratoire de la clinique, qui est aussi un coureur distingué, m’avait prévenu il y a quelques années que c’était beaucoup d’investissement, beaucoup trop pour lui qui n’a jamais sauté le cap. Ça m’a impressionné de l’entendre dire ça, mais inconscient, je m’y suis mis. En pratique, j’ai quasi tout changé dans ma vie, même mon hygiène de vie qui était plutôt bonne. J’ai arrêté les sucres rapides, le gras animal, augmenté ma ration de protéines. J’ai joué tous les jours à Tétris pour essayer de coller mes heures d’entraînement et mon boulot et ma vie privée dans 24 heures. Chaque fois que j’ai quitté Marseille, j’ai apporté avec moi mes affaires de courses. Tout l’été fut compliqué, la chaleur m’a obligé à courir dès 5h30 pour éviter la canicule. La plupart de mes sorties se sont faites avec une température comprise entre 26 et 30. Cette longue liste n’est pas pour me plaindre, ni pour vous apitoyer. Parfois c’était difficile, le plus souvent non, mais « ça » fait partie du truc. D’ailleurs, petite parenthèse, je me suis affiné, ma musculature s’est développée, je ne me suis jamais senti aussi bien physiquement qu’actuellement. La préparation marathon c’est comme la préparation de la pâte pour faire les brioches. On pétrit, on maltraite les ingrédients, et on laisse gonfler. Puis on effondre la pâte et on la maltraite de nouveau, on la laisse de nouveau gonfler, on la maltraite de nouveau et ainsi de suite. Si tout va bien, plus vous faites de cycles et plus la pâte va gonfler à la cuisson. Pour le marathon, on maltraite ses muscles et sa volonté pour les rendre plus forts, plus endurants, plus résistants. Reprenons. Il est aussi impensable (pour moi) de courir un marathon sans en être passé par là que de réussir l’internat sans travailler 14h par jour tous les jours. Je pense même intimement que le marathon n’est ce qu’il est qu’à cause (ou grâce) à cet investissement énorme. J’ai couru deux semis dans le cadre de ma préparation, et je n’y ai pas senti la même atmosphère ni avant, ni après. Les participants des semis étaient plus détendus, plus festifs. Il y avait beaucoup plus de costumes. Au départ du marathon, l’atmosphère est légèrement plus tendue, mêlant appréhension et excitation. Après, on se regardait tous en pensant, « bravo, tu l’as fait, et moi aussi, on peut être fiers de nous ». Un parfait inconnu m’a donné une bourrade en me disant Congratulation! juste après l’arrivée. Je sais, c’est stupide et probablement hors-sol dans le contexte actuel, mais c’est ainsi, et ça fait du bien d’oublier la guerre, la pandémie ou le réchauffement climatique pendant quelques heures.
On a tous fait pareil. Les coureurs sont des gens bizarres.
Le lendemain, nous avons littéralement envahi Berlin et marché le long des derniers km de la ligne bleue que nous avons fixé durant des heures. Nous avions tous le sourire au lèvres et un comportement un peu bizarre (mention pour la coureuse qui a photographié un nain bleu en plastique sur la ligne bleue, au milieu du trafic auto un lundi matin en plein centre de Berlin).
Un peu plus de 45000 inscrits.
J’ai découvert une communauté encore plus bizarre que celle des coureurs, celle des coureurs qui parcourent le monde pour enchaîner les marathons. Ils portent leurs vestes commémoratives favorites (souvent Boston) et parlent de leurs 5,10, 20, 50, 100 marathons en se donnant rendez-vous pour le prochain. Vu que j’ai commencé à courir il y a 2 ans, mon palmarès restera au mieux rachitique. Après, leur mode de vie ne m’attire pas plus que cela, mais ils m’impressionnent, moi qui pensais qu’en courir un, c’était déjà le but d’une vie… J’ai lu quelques récits de marathons sur la toile. Mon idée initiale était de faire pareil. Typiquement égrener les kilomètres et les sensations, en passant par l’obligatoire case souffrance, sinon ce ne serait pas un marathon, mais je suis un « guerrier de la vie », moi… Et bien en fait, je n’ai pas du tout vécu ce marathon comme ça. J’ai été aussi régulier, méthodique et appliqué que durant ma préparation. Je me suis fixé une allure et je m’y suis tenu consciencieusement (« lentement au début, pas trop vite au milieu et comme on peut à l’arrivée »). Je voulais courir en 4h pour la beauté du chiffre rond et aussi parce que Garmin et les différents calculateurs de la toile me disaient que c’était jouable. J’ai peut-être été un peu trop désinvolte sur ce point. Être trop ambitieux avant de partir risque d’avoir des conséquences funestes. Aller trop vite au début, c’est se cramer avant la fin. J’avais mémorisé les points remarquables du parcours en regardant X fois des vidéos tournées par des participants les années précédentes. Je voulais étouffer mon envie d’arrêter en la gavant de lieux connus, et donc rassurants. Ça a bien marché, même un peu trop. Peu après le 23ième km on passe devant la Rathaus Schöneberg (l’Hôtel de ville de Schöneberg). Mentalement, ce bâtiment signifiait beaucoup, en tout cas avant la course: on a dépassé la mi distance, on passe dans des endroits plus verdoyants… Bref cet hôtel de ville avait a priori tout d’une oasis en plein désert après une première partie, qui je le pensais, allait être désagréable. En fait, ça ne s’est pas passé comme ça, j’ai adoré l’univers minéral de la Karl-Marx-Allee (je sais, ça parait fou), et des quartiers de l’ancien Berlin-Est, et arrivé vers le 23ième, je ne trouve pas l’oasis en question. Je doute, je me demande si je ne l’ai pas passée, avec un angoisse de fond tout à fait irrationnelle (si je suis passé devant, et alors?). J’ai été vraiment inquiet, jusqu’à ce que je la trouve enfin (le bâtiment est énorme, impossible de le louper). Pour revenir sur la Karl-Marx-Allee, c’est minéral, totalement stalinien, démesuré, mais c’est presque ce que j’ai le plus aimé. Aucune idée pourquoi… Les deux immeubles qui la bordent en lisière de la Strausberger platz m’ont fait penser aux immenses figures de rois qui impressionnent tant la Communauté de l’anneau près des chutes du Rauros. Revenons à la course. Je comptais donc vous faire un récit épique de grandes souffrances et de petites victoires km par km, mais je l’ai vécu très différemment. Entre 0 et 35 km, j’ai couru confortablement en regardant le paysage et les centaines de petites scènettes offertes par les coureurs et les milliers de spectateurs. En fait, on ne s’ennuie pas du tout durant un marathon, contrairement à ce que je croyais. Paradoxalement, on n’a pas trop de temps pour batifoler. Il faut: – surveiller son allure – éviter les autres coureurs et les gobelets qui jonchent le sol aux ravitaillements (on en reparlera) – boire régulièrement, avaler méthodiquement ses gels (j’ai opté pour tous les 7 km), ne pas louper les poubelles où jeter les emballages. – repérer les points d’intérêt contra-phobiques (je suis LÀ, il me reste ÇÀ à faire pour arriver ICI. La segmentation mentale du parcours a bien marché pour moi) – profiter du spectacle offert par les coureurs et les spectateurs.
Vers le vingtième, j’ai dépassé une influenceuse (je présume) francophone qui se filmait avec son portable en disant « je suis au vingtième kilomètre, je continue, mais c’est très dur ». Je l’ai insultée mentalement et conseillé en silence d’arrêter de se filmer pour faire du pathos et donc des « likes » et de plutôt se concentrer sur sa respiration et son allure. J’ai pensé très fort au Joggeur qui râle. Entre 35 et 38 km, j’ai commencé à faiblir, mais j’ai suivi une magnifique coureuse blonde qui m’a fait oublier pour un temps la fatigue et l’inconfort. J’ai commencé à dire aux églises qui bordaient le parcours qu’elles étaient belles -aucune ne m’a répondu, ouf-. Entre 35-38 et la fin, je regardais le bitume devant mes pieds en me demandant encore combien de pas j’allais devoir encore faire (j’avais dépassé la coureuse blonde). Pas de douleur, mais une fatigue et une impossibilité de maintenir l’allure. Je ne pense pas avoir pris le mur, car ça n’a pas été brutal, comme la plupart des coureurs le racontent. J’ai à peine apprécié de passer sous la Porte de Brandebourg et j’ai passé la ligne lessivé mais pas du tout en souffrance. Je n’aurais pas pu faire mieux sur les derniers km. Garmin m’a confirmé a posteriori que j’étais presque arrivé au bout de ma vie et que je n’aurais pas pu faire mieux.
J’étais vraiment au bout du bout. Remarquez la dérive cardiaque en fin de parcours.
Je n’ai pas vu tant de coureurs à terre que ça, 4 ou 5 peut-être, moins que pour le semi de Nice en tout cas.
L’ancien aéroport de Tempelhof où étaient remis les dossards et où se tenait l’immense exposition.
Ce que je n’ai pas aimé? L’hypocrisie, je pense. L’hypocrisie des coureurs (je me mets dans le lot), des organisateurs et des marques. Ce trio joue ensemble une magnifique partition sur l’air de « on va sauver notre planète que nous aimons d’amour ». Nous sommes des coureurs qui courons en harmonie avec la Nature. Tu parles… On en verserait presque une larme d’attendrissement sur nous même d’être autant à la pointe de la lutte contre le réchauffement climatique. Soyons synthétiques, si nous voulions réellement, sincèrement aider la planète, il faudrait tout simplement arrêter 1/ d’acheter du matériel, 2/ d’organiser des courses autres que locales. Mais ça n’arrange personne, alors on fait semblant d’être verts, on fait tous du green-washing comme des décérébrés. Les équipementiers produisent transportent et vendent du matériel essentiellement issu du pétrole (le recyclage mis en avant par tous me fait bien rire), nous prenons l’avion pour parcourir le monde afin de courir 42,195 km à des milliers de km du parc qui est juste en bas de notre rue, et nous balançons nos gobelets et emballages tout le long du parcours.. Pas très vert tout cela. Les organisateurs ont beau jouer et surjouer la carte verte, les derniers km d’un marathon sont en fait un monceau de gobelets en plastique sur un bitume rendu poisseux par les litres de boisson énergétique tombés à terre. C’est sale et en plus terriblement dangereux, surtout la fatigue aidant. Comme je suis décadent et que j’ai un esprit contradictoire, je me suis déjà inscrit à un prochain marathon (deux en fait), je vais y faire les mêmes constatations, mais je vais encore une fois signer…
Difficile de terminer sur un point positif après ce dernier paragraphe que je viens de relire. Disons quand même que courir un marathon est une expérience qui m’a beaucoup apporté. C’est un objectif qui demande énormément de constance et d’investissement, et dont je n’ai finalement pleinement pris conscience qu’après. Heureusement, car peut-être que je ne me serais pas lancé dans l’aventure. En tout cas c’est un bon moyen de sortir de sa zone de confort passé la cinquantaine. Travailler et « réussir » (à mon petit niveau) est en tout cas très gratifiant, le travail paye.
J’ai couru le Semi-marathon de Paris dimanche dernier et c’était grand et surprenant.
Courir à l’entraînement est très différent de courir en « compétition », le mot me fait rire tellement la réalité qu’il recoupe parait loin de mes capacités.
Ce sont donc deux sports différents. Le premier est aride, il fut se lever tôt, souvent seul et courir à des allures inconfortables, plus longtemps que ne le dicterait le simple plaisir. Le second est une fête, moins matinale -du moins pour les coureurs médiocres comme moi-, une expérience partagée avec les milliers d’autres coureurs et le public et en tout cas dans ma petite expérience, je n’y ai pris que du plaisir.
Comme je l’ai déjà dit, je crois, j’aime bien l’aridité de la course qui s’apparente à une traversée du désert volontaire. Cette aridité rend les petits plaisirs grands et permet de se concentrer sur l’essentiel. Je cours avec une montre perfectionnée, plusieurs capteurs, des chaussures futuristes, mais je me concentre sur l’essentiel, et j’aime à penser que je suis un ascète…
Pour traverser cette simili austérité chatoyante, il faut optimiser des dizaines de petites choses. La course est le royaume du Diable dans les détails.
3 boucles et un double nœud pour les lacets, ne jamais courir une compétition ou une course longue avec du matériel neuf, boire 3 gorgées tous les deux km en compétition, ou 5 gorgées aux fontaines de part et d’autre de la traverse du canal au cours des entrainements, porter 2 ou 3 couches en haut en fonction de la température ( + ou – de 5°C ? Vitesse du vent ?)… Je comprends mieux pourquoi les coureurs sont des obsessionnels pénibles. Ça tombe bien, cet état d’esprit colle très bien à ma spécialité.
C’est le matin, le petit-déjeuner, identique à tous ceux d’avant- surtout ne rien changer-, doit avoir lieu 3h avant la course, pas trop avant ni trop après. Ensuite, je sais c’est trivial, mais il faut se débrouiller pour partir totalement à vide. Après une semaine de pâtes midi et soir, c’est un exploit en soi-même qui est rarement célébré à sa juste valeur.
Avant de quitter l’hôtel, je contrôle tout une seconde fois : chaussures bien lacées (3 boucles et un double nœud), capteur Stryd en place, pâtes de fruits, gel caféiné et gourde souple remplie de Vichy St-Yorre débulée dans la ceinture, deux hauts en polyester et un vieux sweat car il fait froid, casquette bien vissée sur le crâne, écouteurs à conduction osseuse en place.
Je rejoins le sas de départ, et vision anxiolytique, je constate que je suis perdu dans une masse multicolore de 40000 et quelques autres, probablement au moins aussi fous que moi.
Fous, nous sommes aussi gravement pris pour des cons, mais nous acquiesçons, nous nous en réjouissons, pour tout dire. La tendance de fond actuelle est de protéger la planète, en fait, pour être plus objectif, faire semblant de la protéger. Ça tombe bien pour le commerce des courses, nous donner bonne conscience nous oblige moralement à dépenser plus : matériel recyclé plus cher, diminution de qualité des goodies (tchotchke en bon français) fournis par les organisateurs pour un dossard de plus en plus cher. Nous subissons continuellement l’autopromotion des organisateurs et de leurs sponsors qui se félicitent sur chaque stand, chaque affiche publicitaire, et dans chaque phrase de l’animateur qui nous accompagne joyeusement jusqu’à la ligne d’arrivée, de sauver la planète en collectant, et recyclant nos vilains déchets.
Drôle et assez osé de transmettre ce concept à 40000 clampins sportifs habillés de la tête aux pieds de polyester et venant des quatre coins du Monde, car les organisateurs ont bien insisté sur le caractère in-ter-na-tio-nal de leur belle course.
Que dire aussi des milliers de gobelets ayant contenu un produit de nutrition sportive, fourni gracieusement par un sponsor de la course et balancés sur la chaussée lors du dernier ravitaillement? C’est ça l’écologie? Non, mais sans rire? En plus j’ai failli glisser sur un gobelet écrasé.
Et si on ne faisait plus de courses, ce ne serait pas mieux pour la planète ?
(Dit celui qui empile les dossards, car ça lui plait de courir avec les autres, mais qui aime aussi faire semblant d’être un rebelle militant).
Nous sautillons tous ensemble, dans une transe quasi dionysiaque en nous approchant de la ligne de départ, le cœur s’accélère, et pas seulement à cause de l’effort. Ah oui, il fait sacrément froid, aussi.
Au signal, je franchis la ligne de départ en déclenchant le mode Pace-Pro de ma montre (toujours tout à ma quête d’ascétisme dans le désert aride et décarboné qui n’existe que dans ma tête).
J’essaye de suivre la ligne bleu-vert qui représente la trajectoire idéale, la plus courte distance entre l’inconfort actuel et l’inconfort qui va suivre l’arrivée. Il y a vraiment un monde fou, mais je traverse sans encombres la Seine pont de Sully, puis le quai Saint Bernard, le quai d’Austerlitz…
En fait, pour écrire ces lignes, je suis bêtement le parcours du semi disponible sur internet. Un, car je ne suis pas un régional de l’étape, donc je ne connais pas les rues que je suis. Deux, car quand je cours, je ne vois pas grand-chose du paysage qui défile.
Je suis très concentré sur les deux mètres carrés devant moi qui sont traversés par la ligne bleu-vert. Le paysage, la musique du casque, le bruit d’ambiance ne sont pour moi que des supports physiques à mon voyage intérieur. J’essaye de m’auto-hypnotiser, de surfer sur le fameux flow cher à Mihaly Csikszentmihalyi (taper ce nom m’a fait découvrir des touches quasi-neuves du clavier). Le flow, c’est comme l’hibernation dans les voyages interstellaires des œuvres de science-fiction. Les distances et les durées sont incommensurables, mais les héros les franchissent durant ce qui leur semble être le temps d’une courte sieste. Courir deux heures à la même allure paraît rébarbatif, comme ça, quand on y pense, assis devant son ordinateur, mais grâce au flow, le temps se contracte, à défaut de l’espace (les jambes sentent parfaitement passer les 21.0975 km). Le flow permet quand même de prendre en compte les points de repères importants : les bornes kilométriques, la montée de la rue de Charenton, le Château de Vincennes qui signale qu’on va sortir du Parc dans 1500m, par exemple. Par contre, je n’ai pas vu passer l’Hôtel de Ville. Pour moi, faire du tourisme durant la course, comme le vantent tous les organisateurs, est un non-sens. Je cours concentré et je ne vois rien qui soit inutile à mon effort. En exagérant, si je ne connaissais pas Paris, j’en retiendrais une ligne bleu-vert parfois nette, parfois en partie effacée.
Comment est ma respiration, comment vont mes muscles, mes articulations, ma volonté de surmonter l’inconfort ? Voilà sur quoi je me concentre principalement. Je fais du tourisme intérieur.
J’ai bien ressenti par contre les courtes descentes et les courtes mais abruptes montées sous les ponts Quai de la Rapée et Quai des Célestins. Je continue à suivre la ligne bleu-vert. Il y a de plus en plus d’encouragements de la part d’un public de plus en plus nombreux, l’ambiance devient électrique, l’arrivée approche…
Là, j’ai été surpris, et j’ai perdu la ligne bleu-vert.
Il y avait beaucoup de coureurs plus ou moins en perdition entre lesquels il fallait slalomer, des trottoirs à éviter, même une rangée de 2 roues que j’ai failli heurter, je me suis aussi fait dépasser par des coureurs mécontents de ma simple existence, ici, à ce moment. Je me suis vu dans un miroir. J’ai aperçu quelques micro-drames, tel ce couple qui s’est mis à marcher, l’homme totalement cuit à 500 m de la ligne d’arrivée, du suspens avec cette femme qui a peut-être terminé la course tournée vers sa copine afin de l’encourager en lui gueulant dessus…
La fin a été dantesque, Brueghel l’ancien aurait adoré peindre ce chaos insensé- quel sens donner à une course décadente dans notre situation actuelle ?- et son fils aurait adoré en faire une belle copie qui, elle, aurait traversé le temps.
Après la ligne d’arrivée, j’étais extatique lorsqu’on m’a tendu une médaille en fer blanc et une banane.
Depuis la dernière fois que je suis venu ici, j’ai un peu infléchi ma vie.
Dans ma vie professionnelle, j’ai diminué l’allure en quittant un poste à responsabilités que je tenais depuis 8 ans. J’en avais un peu fait le tour, je commençais à ne plus en voir que les inconvénients, et surtout je n’avais plus « l’envie ». La décision a été finalement rapide, mais son application a pris 2 ans. Si je ne suis pas patient, je suis persévérant. Depuis, je ne fais presque plus qu’une chose à la fois, et j’espère bien un peu plus profiter de ma vie, et pourquoi pas me remettre à écrire.
Je ne parlerai pas du Covid-19 (je n’arrive pas à l’écrire au féminin) qui sursature absolument tout l’espace public et privé. Il y a eu un monde d’avant, je l’ai déjà écrit, mais maintenant je suis persuadé qu’il y a un monde pendant et qu’il y aura un monde d’après.
J’ai bien progressé en course à pied. J’ai moins de douleurs, l’austère début s’est transformé en un état qui frôle le plaisir. Je ne parle pas plaisir car si j’aime me préparer à courir et si j’adore les endorphines de l’après course, je me demande quand même toujours quand ça va finir quand j’y suis. L’an dernier, j’ai axé une grande partie de ma volonté et de mon temps sur la préparation du Marseille-Cassis qui a eu lieu le 31/10/21. Ce qui me semblait être une montagne insurmontable en mars 2021, quand je me suis inscrit a été une agréable expérience. Le dernier kilomètre, je n’en pouvais plus, mais on oublie vite les moments difficiles.
J’ai couru 1200 km en 8 mois de préparation, soit environ 62 km par km de course. C’est énorme, mais je l’ai fait de manière réfléchie, je ne me suis d’ailleurs pas blessé, et je partais de tellement loin, que cela était nécessaire. Je me suis affuté physiquement (je ne me reconnais plus dans le miroir), j’ai changé mon alimentation, et j’ai organisé ma vie pour courir librement entre les heures de boulot. Je me suis mis à faire du tourisme sportif, c’est à dire courir dans les coins que je suis allé visiter. Presque plus que la course, j’ai apprécié la rigueur et l’attention extrême aux détails que cette entreprise nécessite. Là, je prépare le semi marathon de Paris début mars, mais je pense déjà à l’au-delà. L’au-delà, c’est le marathon de Berlin fin septembre. Autant le semi ne me fait plus peur, je me sens de le courir bien, autant le marathon me fait franchement peur. C’est une belle exploration bien loin de ma zone de confort. Je vais allonger les distances, pousser les fractionnés, travailler la nutrition et l’hydratation, bref, un beau projet pour 2022.
Un conseil de lecture sans aucun rapport conscient avec ce qui précède: Tant que le café est encore chaud de Toshikazu Kawaguchi. Il s’agit d’un recueil de 4 récits courts liés les uns aux autres. C’est très très japonais, mais j’en ai trouvé la lecture très accessible.