LP : Je voudrais d’abord remercier le comprimé de Coumadine 2mg qui a accepté pour la première fois de parler à visage découvert. Nous espérons que son témoignage aidera d’autres comprimés dans la recherche de leur identité.
C2 : Merci à vous de m’avoir permis de m’exprimer.
LP : Depuis quand savez-vous que vous êtes « différent », et depuis quand l’assumez vous ?
C2 : Je suis rose depuis toujours, mais je ne l’assume ouvertement que depuis tout dernièrement. Pour être exact, depuis que je suis allé voir le film de Gus van Sant.
LP : « Harvey Milk » ?
C2 : Exactement. J’ai compris que la différence était une force et non une tare, et qu’il fallait que je m’estime pour que les autres le fassent.
LP : Vous a-t-on fait ressentir cette différence ?
C2 : Depuis toujours. Bien qu’étant l’ainé, mon petit frère de 5 mg m’a toujours fait ressentir qu’il m’était supérieur, et que nos parents [NDLR : Bristol-Mayer et Squibb] le préféraient.
LP : Vous a-t-il expressément insulté, avez-vous des exemples précis ?
C2 : Jamais expressément, en effet, mais je l’ai ressenti par des allusions blessantes, du genre « Moi, je ne suis pas un anticoagulant de pédé ! », « Tu ne fais même pas ma moitié ! » ou « Encore habillé en rose ce matin ? ».
LP : En effet, le genre de haine qui ne franchit jamais clairement la ligne rouge tracée par le législateur, mais qui n’en est pas moins destructrice. Et vos parents, quelles ont été leurs réactions ?
C2 : Le déni, à la fois de mon identité, et de l’attitude de mon frère. Nous sommes issus d’une vieille famille qui tient à sauvegarder les sacro-saintes apparences et à se préserver du « Qu’en dira t-on ? ».
LP : Pourtant, il existe des tas de petites pilules roses qui s’assument et ont fait une carrière remarquable. Je pense notamment au Coaprovel 300/25, à l’Amarel 1 mg et à l’Haldol 5.
C2 : Oui, mais c’est « chez les autres ». Un fait résume tout, mon frère vaut 12 centimes d’euros de plus que moi.
LP : Oui, mais il est plus récent et plus dosé !
C2 : Vous voyez, vous aussi !
LP : Uhmmm. Et quels sont vos rapports avec les patients ?
C2 : Plutôt bon. En général c’est « Oh, elle est mignonne cette petite pilule rose » et « Vous, au moins, vous gardez toujours le sourire ». Ce sont des réactions gentilles, mais je ressens toujours un peu de pitié. Sourire, toujours sourire, parfois c’est difficile de garder le masque. La France n’est pas encore totalement ouverte au multiculturalisme, contrairement à beaucoup de pays. Les AVK blancs et croisés [NDLR, les comprimés porteurs de la Croix de Saint André, pourtant reconnue depuis 2004 comme un signe ostentatoire d’appartenance religieuse, et à ce titre normalement prohibée] sont très largement majoritaires, choisis dans environ 8 à 9 fois sur 10. Et ce, c’est mon opinion personnelle, en dépit du bon sens, c’est à dire plus pour ce qu’ils sont que ce que pour ce qu’ils font.
LP : En effet … Avez-vous ressenti une évolution au fil des années ?
C2 : Heureusement, bien sûr ! Quand je suis né en 1959, les choses étaient bien plus difficiles que maintenant. Maintenant, nous sortons des pharmacies le soir, sans nous soucier du « Comme ils disent ». J’ai d’excellents amis qui m’aident à m’accepter, Coaprovel 300/25 que vous citiez tout à l’heure est l’un d’eux. Malheureusement, il est déjà en couple (sourires). Nous allons souvent en boite pour écouter «Placebo », un groupe qui a fait beaucoup pour notre reconnaissance. Assez souvent, nous nous mélangeons avec des comprimés blancs dans un climat détendu et tolérant. La musique nous rapproche, ce n’est plus comme avant…
LP : Et les pilules bi, voire tricolores, comme le Noctran 10 ?
C2 : Nous ne nous fréquentons pas trop, mais on devrait.
LP : Pour conclure, à l’heure actuelle, êtes-vous heureux ?
C2 : Ça commence. Le monde évolue. Encore trop doucement mais néanmoins surement. On vous juge de moins en moins sur ce que vous êtes et de plus en plus sur ce que vous faites. J’ai aussi trouvé récemment un équilibre affectif avec un AVK, même si c’est difficile, puisque pour des raisons évidentes, nous ne fréquentons jamais le même pilulier. Mais j’ai de plus en plus confiance en moi.
LP : Pouvez-vous nous dire lequel est-ce ?
C2 : Pas encore. Il n’a pas encore franchi le pas. Mais là aussi, les choses évoluent dans le bon sens et le temps viendra ou nous pourrons être heureux ensemble, sans avoir à nous cacher.
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Rassurez-vous, je ne suis pas en train de devenir zinzin!
On a fait dire à Charlie Chaplin, après une scène légendaire de la « Ruée vers l’or » que ce n’était pas grave si, souffrant de solitude, vous parliez à vos chaussures, mais que ça le devenait si elles commençaient à vous répondre.
Ce comprimé ne m’a jamais répondu, je n’en suis pas encore là!
Mais l’idée d’un entretien avec une petite pilule rose m’a inspiré ce matin.
J’ai pris beaucoup de plaisir en écrivant ce petit texte, j’espère qu’il en sera de même pour vous.
Il sous-tend sous des dehors humoristiques une notion simple mais fondamentale qui me tient vraiment à coeur, et que j’espère bien transmettre à mes enfants: la différence est source d’enrichissement.
Le plaisir est partagé !
Vive la différence et le rire en commun .
Je trouve que le comprimé a l’air de sourire. Plaisir partagé aussi.
Original et très intéressant.
Quand on songe que ce type de molécule viens de l’herbe (trèfle doux ou mélilot) que mangeaient des bovins qui étaient atteints d’hémorragies, une observation faite en 1930.
Dire que l’on s’en sert pour tuer les souris et les rats.
Ce n’est qu’en 1951, après une intoxication volontaire massive par la warfarine, que l’on eu l’idée d’utiliser les AVK en thérapeutique.
Rions avec la Wharf… arine ! 😉
Lawrence, je veux le nom de la ptite pilule que vous avalez le matin, aux aurores pour etre si dejante!
Encore, encore !!! 😀
Rho… je viens seulement de découvrir cette magnifique interview !
Merci !
moi aussi (grace au comm de borée) ça va me mettre de bonne humeur pour attaquer ma 2042
et je vais m’attaquer à vos archives voir si vous avez commis d’autres folies jubilatoires de ce style
Je l’avais totalement oubliée, cette note!
J’ avais complètement zappé ce morceau d’ anthologie.
Bel exercice et je comprends que vous ayiez pris du plaisir à rédiger ce billet.