C’est un vieux pharmacien de 90 ans qui a rendu des services innombrables à plusieurs générations qui se sont succédées dans le quartier.
Avec son compère, le vieux généraliste, 7 ans de moins, ils sont les derniers représentants vivants parmi ceux que l’ont nommait les « notables ».
Ce n’étaient pas des « notables » à la Miller ou à la Chabrol, troubles, cachant des fautes inavouables, mais des gens qui rendaient service à la communauté, tout en vivant très confortablement au prix d’un travail quotidien acharné.
Probablement quand même, quelques histoires de fesses hétérosexuelles, par-ci, par-là. Bien plus rarement un divorce difficile exposé en place publique, comme le sous-entendent perfidement ces petites affichettes qui ont un jour fleuri dans le quartier: « Mme le Dr.* recherche ménages à faire ».
Catholiques pratiquants, Madame, plus que Monsieur, le plus souvent, cela va sans dire.
Souvent leurs enfants sont médecins, ou pharmaciens, ou vice versa.
J’ai la redoutable charge de suivre les deux.
A travers la porte de ma salle d’examen, je sais que l’un ou l’autre vient d’arriver, car j’entends le concert de voix déférentes et pleines de sollicitude qui les accueillent.
Le vieux médecin, ça va, nos relations se sont d’emblée posées sur des bases saines et franches. Au grand effroi de Madame, nous appelons un chat un chat, et nous avons donc abordé au cours de la dernière consultation la question de sa mort (et de la mienne, par la même occasion, pour établir une élégante symétrie).
Par contre, avec le vieux pharmacien, c’est nettement plus coton.
Il a une insuffisance rénale terminale qui l’essouffle au moindre pas et qui nécessiterait une dialyse qu’il refuse catégoriquement. Je constate à chaque fois des oedèmes, un galop, une turgescence jugulaire, une dyspnée à 3 mètres, mais comme la créatininémie a perdu 1 point, tout va très bien Madame la Marquise…
Aucun néphrologue auquel mon prédécesseur et moi l’avons présenté ne lui convient: parle trop fort, trop gros, trop…. Enfin bref, ils ne sont biens qu’avant de prononcer le mot tabou: dialyse. A chaque fois je dois lui faire la leçon pour qu’il se rende à une consultation qui n’aboutit que sur la prise d’un prochain rendez-vous devant lequel il renâcle.
Par contre, bien que n’ayant pas de problème cardiaque instable, il continue à venir me voir; son médecin traitant, purement administratif, étant son fils, spécialiste non clinicien. Je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu que c’est parce qu’il m’aimait bien. Pas étonnant, il sait bien que ce n’est pas moi qui irait le dialyser (je l’ai eu fait, en réa).
Il me consulte donc systématiquement la semaine avant sa visite chez le néphrologue pour que je lui fasse le bon de transport (pas envie d’aller au secrétariat), une ordonnance car il n’a plus de médicaments à la maison (un comble!), et que je lui impose les mains pour faire descendre sa créatininémie (Bernadette Soubirous, en bas de l’escalier première porte à gauche).
Je lui fais la morale, alors il me regarde avec ses yeux ictériques de chien urémique battu, et je capitule. Il ne veut même plus que j’écrive au néphrologue: « Je n’apporterai pas le courrier! ».
Aujourd’hui, on a parlé religion après ma capitulation. Il était étonné que je sois athée: « Ah bon, vraiment, vraiment?? Bah oui, vraiment, vraiment ».
Le sujet de la prochaine consultation, urémie et littérature classique?