Je crois fermement en l’égalité des hommes et des femmes, sauf en cardiologie.
D’abord, les femmes sont protégées par leurs hormones, et jusqu’à il y a quelques années par leur tabagisme moindre.
Ensuite, on devrait interdire la spécialité aux femmes.
J’entends les hurlements derrière les écrans.
Mais c’est ainsi, c’est objectif, les femmes cardiologues sont significativement plus pénibles, pour ne pas dire autre chose, que les hommes.
Le fond, c’est à dire les connaissances, est identique, par contre, la forme…
J’ai du mal à vous expliquer comment elles voient la spécialité, c’est presque indicible.
Peut-être une dominante: un pointillisme extrême, à la fois anxiogène pour les patients, et trop rigoureux pour une spécialité qui sera toujours plus exigeante que celui qui la pratique. Ce n’est pas la peine d’essayer, la lutte est vaine.
Les hommes, qui ont peut être moins de pression, ou sont peut-être plus paresseux, arrêtent plus ou moins rapidement la course, mais les femmes, elles, la continuent, quel qu’en soit le prix.
Il existe aussi plus rarement l’autre extrême, une légèreté souvent toute féminine qui ne sied pas non plus à la spécialité.
A ces deux caractéristiques antinomiques s’ajoute souvent aussi une impériosité que même un mandarin parisien ne pourrait plus se permettre à notre époque.
Il a quelques cardiologues femmes très bien, je le reconnais bien volontiers, mais aussi beaucoup de « cas ».
Le dernier en date, j’ai « récupéré » un patient que ma envoyé une consoeur pour « incompatibilité d’humeur ». La consœur est brillante et gentille mais tellement obsessionnelle et impérieuse que l’épouse du patient m’a dit avoir pris du bromazepam avant les dernières consultations, presque des confrontations.
Nous sommes allés ce matin chez le notaire pour signer le compromis d’achat de la maison que nous louons depuis des années.
Déjà, pour notre contrat de mariage, ce notaire m’avait paru intéressant, mais là, il a régalé mon côté entomologiste.
La pièce, vaste et claire comporte une bibliothèque sombre aux arches néo-gothiques renfermant de lourds volumes de référence et surtout un immense bureau brun clair parfaitement plat, paré d’un sous-main vert délavé par le temps, probablement hérité de son père. Seule fausse note, à mon avis, d’horribles reproductions de Van-Gogh ou de Cézanne aux murs.
Il est seul à la tête d’une grande étude, et ses 8 collaborateurs ont tous une spécialité.
Il a une chemise mauve pâle et une cravate dont je ne garde aucun souvenir à part que le nœud était irréprochable. Sur la chaise à côté de nous reposait une veste de costume bleue nuit avec de fines rayures blanches verticales. Un costume très « City », en somme.
J’ai beaucoup aimé son cynisme feutré. Il a successivement évoqué les enfants adultérins de mon épouse, mon décès, celui de mon épouse, notre divorce et le procès en détournement d’héritage que pourraient envisager d’intenter mes fils à ma veuve avec le fin sourire de celui qui en a beaucoup vu.
Ce matin, c’est la première fois où je me suis dit sérieusement que j’aurais assez volontiers exercé un métier autre que le mien, j’aurais pu devenir notaire, je suis presque certain que ça m’aurait plu.
Son humour pince sans rire et sa façon de voir les choses m’ont rappelé ma propre tournure d’esprit.
La mort est son métier, comme elle est le mien, et elle nous a façonné le même profil.
Il a beaucoup insisté pour me parer de mon titre de civilité, nous avons donc fait de même à son égard. Une fois ainsi tracé l’espace dans lequel nous allions nous inscrire et évoluer, comme les chiens le font en pissant aux quatre coins cardinaux, nous avons commencé la cérémonie.
Les préliminaires aux signatures ont duré presque 1h30. Pendant tout ce temps, un chat tigré de 7 mois s’est couché sur le cuir du bureau, réchauffé par le soleil matinal. Il jouait avec les documents, et notamment donnait des coups de pattes à chaque page paraphée que nous tournions. Ce chat, fin et racé est en fait un chat que notre notaire a recueilli au bord d’un parking. Tout en nous donnant des explications, admonestant ses secrétaires à l’intercom et vérifiant que tout soit en règle, il câlinait le chat, un peu à la façon du numéro 1 du spectre. Sauf que là, le chat n’était ni blanc, ni angora, et qu’a priori il n’est pas à la tête d’une organisation terroriste affamée de pouvoir.
Il s’est laissé allé à nous dire qu’il aimait les êtres fins et cultivés. Dans la vie de tous les jours, il ne doit pas s’éclater souvent.
Je lui ai fait le coup du Dr House pour voir comment il réagirait.
Au début de l’entretien, il nous a loué la beauté de l’artère sur laquelle il a pignon sur rue, beauté louée par de nombreux clients.
Je lui ai fait remarqué que tous n’étaient que des flatteurs. Fin sourire.
A la fin de l’entretien, il nous a dit avoir 58 ans. Je lui ai alors dit qu’il ne les faisait pas (ce qui est vrai). Son grand sourire satisfait ne s’est pas éteint quand je lui ai précisé que moi aussi, j’étais un vil flatteur, comme tous les gens qui louaient son environnement.
Nanaouahouahahnahaouahouaha… Thunder!
A la sortie, notre propriétaire, effarée par les frais de notaire, nous a proposé de nous en payer une partie.
Mon épouse ne savait visiblement pas quoi répondre à cette proposition stupéfiante et adorable. J’ai alors posé la main sur le bras de la propriétaire en lui disant que mon épouse allait probablement refuser par pure forme, mais que ce refus était purement une convention sociale et que bien entendu, il ne fallait pas la prendre en compte.
Nanaouahouahahnahaouahouaha… Thunder!
Après qu’un ange soit passé, nous avons éclaté de rire tous les trois.
Nous avons une propriétaire en or, que nous considérons comme faisant de plus en plus partie de la famille au fil des années, et je pense que c’est réciproque.
En rentrant, j’ai commencé à faire les fonds de tiroirs et me creuser la cervelle pour pouvoir réunir l’apport que nous nous sommes fixés. Je me suis alors jeté sur le paquet de 3 Kg de noisettes chocolatées de mon « patient CMU« , tout en écoutant Thunderstruck à fond, à en faire vibrer les fenêtres.
Le chocolat, c’est le seul meilleur ami de l’homme.
Et il prend la vie du bon côté, voyez-vous, « Ce que je fais, c’est pas fatiguant« , gros rire.
Il a d’ailleurs l’accessoire qui va avec son boulot: une Rolex sportive authentique qui pendouille négligemment au poignet gauche.
Car, « travailler à la mairie », ça veut surtout dire « faire des petits boulots au noir ailleurs ».
Il a fait un petit infarctus il y a une quinzaine d’années, et depuis, plus rien, malgré son tabagisme et sa vie de patachon.
A chaque fois qu’il vient me voir, c’est à dire pour les visites systématiques, comme pour les « alertes », il a des problèmes avec ses « petites ».
Une « petite », c’est une copine interchangeable de 20 ans de moins, et qui lui pose des problèmes éthiques et philosophiques insolubles.
L’actuelle, c’est une folle de sexe qui transforme ses samedis-dimanches en orgies. Le reste de la semaine, ils ne se voient pas.
Cela pose des problèmes à mon patient qui est délicat et raffiné: « Docteur, de bon matin, elle me réveille en me collant le machin sur la bouche, ça m’écœure presque, puis après, c’est toute la journée, j’ai du mal à suivre, j’ai quand même la soixantaine, y a pas de risque pour mon cœur ?!« .
J’ai fait abstraction du tableau, et j’ai prodigué quelques paroles de réconfort et quelques conseils, à la façon paternaliste et rassurante d’un vieux médecin de famille que rien ne surprend. J’ai toutefois oublié de demander le style du jardin de la dame en question: d’agrément, à l’anglaise, aquatique, aromatique, à la française, d’hiver, à l’italienne, médicinal, médiéval, méditerranéen, potager, public, secret, tropical, zen, zoologique? Le jardin à la française et surtout le zen s’accordent à merveille à ce type de pratiques, surtout très matinales.
Je l’ai aussi rassuré pour son coeur.
En plus, la dame prend de la cocaïne occasionnellement. Là, j’ai fait les gros yeux, surtout pas pour vous! Il m’a alors dit qu’il avait arrêté il y a bien longtemps, avant son accident, et que ça ne l’avait jamais intéressé, qu’il avait essayé « comme tout le monde« .
Le « comme tout le monde » m’a plongé dans un abîme de réflexions, « Dans quel monde on vit? ».
Il a par ailleurs voulu être rassurant: « Vous inquiétez pas, Docteur, j’vais pas en reprendre, si elle fait ça d’vant moi, je lui arrache la tête!« .
C’est alors qu’il m’a subitement brandi sous le nez son portable avec en fond d’écran sa tendre dulcinée.
J’ai eu un mouvement de recul, d’abord de surprise, et ensuite après avoir vu la photo.
Petit silence, de toute évidence, il attendait un commentaire.
La première chose qui me soit venue à l’esprit devant la blondasse aux traits lourds et outrageusement maquillés qui me regardait sous l’inscription « Orange F » a été: « Mais, on dirait une pute! ».
Mais j’ai bien senti que ce n’est peut-être pas ce qu’il fallait dire. Le terme péripatéticienne, plus policé, et étymologiquement plus intéressant, ne m’est en effet pas venu à l’esprit sur le coup de l’émotion.
Deuxième option, et je n’ai pas trouvé mieux: « Elle est chaude!« .
Grand sourire, gros rire gras, description supplémentaire de galipettes, j’avais su dire les mots qui ont trouvé le chemin de son cœur et de son âme.
Il est parti rassuré, heureux de son existence, et gonflé à bloc pour une nouvelle fin de semaine torride. Beati pauperes spiritu.
Je lui ai donné rendez-vous en janvier pour son épreuve d’effort annuelle.
Après lui, j’ai vu une femme infirme moteur cérébrale que sa mère couve sans relâche depuis 50 ans, puis mon vieux pharmacien urémique.