Lorsque j’étais assistant, j’ai eu à m’occuper d’un tout jeune homme qui devait être greffé du cœur rapidement. C’était un garçon qui n’avait qu’une seule passion, jouer à Counter Strike (CS). Comme tout bon gamer qui se respecte, il était pâle et ne se nourrissait guère que de pizzas, de chips et de barres chocolatées.
Il est resté quelques jours en soins intensifs, et il était notre chouchou. Un soir où mon co-assistant était de garde, nous avons même commandé des pizzas, quitte à augmenter un peu le Lasilix® le lendemain.
Son père lui a acheté un magnifique ordinateur portable HP où il pouvait continuer à jouer à CS, mais contre l’ordinateur.
Il m’a fait découvrir les jeux multijoueurs CS like, et j’ai même acheté le même ordi que lui et un jeu multijoueur, Medal of Honour.
Il m’a donné des conseils, et initié aux subtilités du FPS: frag, free-for-all, respawn, deathmatch, lag, camping…
J’avais lu dans un article scientifique que sa cardiopathie s’améliorait parfois sous L-carnitine à fortes doses. A court de ressources, je lui en ai donc prescrit. Au bout de quelques jours, les infirmières et aides-soignantes étaient désespérées car malgré des toilettes répétées, il s’était mis à sentir le poisson pourri (§ 3.2). Même ses parents étaient incommodés par l’odeur. Je leur avais alors révélé que c’était un effet secondaire de la L-carnitine, ce que j’aurais peut-être dû faire depuis le début. Les infirmières m’ont maudit, mais on a tous rigolé dans le box des soins intensifs, surtout lui qui ne s’était rendu compte de rien.
Puis il est parti pour sa greffe, confiant et en bon état général. Nous étions confiants nous aussi.
La greffe a été une horreur et il a fallu lui implanter une assistance ventriculaire externe en catastrophe le lendemain, ou quelques jours après.
Puis ça a été le long tunnel de la réanimation où pour la première fois, j’étais de l’autre côté de la barrière. Les bonnes et les mauvaises nouvelles ballotant presque quotidiennement les gens qui l’aimaient.
Je n’avais plus aucune envie de jouer en ligne.
Il a été greffé une seconde fois, et là aussi ça a été la catastrophe.
Je crois que je sortais de garde, et le chirurgien qui avait passé la nuit sur lui ne nous avait laissé aucun espoir. Il a donc convoqué sa famille aux premières heures. Je les ai croisé en partant et nous avons pleuré tous les trois sur le parvis de l’hôpital. Je leur ai demandé de me prévenir quand ils connaitraient l’heure de la cérémonie. Ils avaient déjà vécu la même chose avec leur aîné.
Contre toute attente, il a passé le cap des 24 premières heures, puis des premiers jours, puis des premières semaines. Dans ce nouveau tunnel, il allait mourir, rester tétraplégique ou débile, plusieurs fois, presque chaque semaine, puis non, puis de nouveau, puis finalement non.
Au bout de plusieurs mois, il est sorti de réanimation, du service, de la clinique de rééducation. Je suis allé le voir à chaque fois et j’ai repris mes parties en ligne.
Lui aussi, on peut dire qu’il a fait une bonne partie de sa rééducation (coordination des mouvements fins) sur CS…
A chaque fois que je jouais, je pensais à lui.
Je ne suis pas un gamer, cela faisait même des années que je ne m’y étais pas remis avant aujourd’hui sur mon iPhone.
Aujourd’hui donc, j’ai beaucoup pensé à lui, en me rappelant, et ce soir nous avons papoté sur Windows Live Messenger.
Il est en pleine forme et vit parfaitement normalement.
Ce n’est pas dit que je ne le rencontre pas un jour sur une des cartes de Black Pegasus…