Un médecin au cimetière

Aujourd’hui, à 14h30, un patient que j’aimais beaucoup a été enterré. La soixantaine, il a été foudroyé par un cancer du poumon. Un mois entre la découverte d’une tache sur le foie, et le cimetière. On se connaissait depuis 2006, dans les suites d’un pontage aorto-coronarien. Chaque année, il m’appelait sur mon portable pour prendre rendez-vous. La semaine dernière, quand j’ai vu son nom s’afficher, j’ai répondu en lui demandant joyeusement comment il se portait. Mais c’est une voix de femme qui m’a répondu. Il était décédé durant la nuit, et comme il m’appréciait, elle a tenu à m’appeler en début de matinée. J’étais très ému. Je lui ai demandé la date de la cérémonie, elle m’a rappelé un peu plus tard pour me la préciser.

Malheureusement, je ne pouvais pas me libérer. Quand je perds un patient, je me demande toujours si il faut que j’aille à ses obsèques. Je ne parle pas de tous les patients, bien entendu, mais de ceux avec qui j’ai un lien particulier, basée sur la durée, la confiance réciproque en cas de maladie grave, ou même tout simplement par tropisme. Je n’ose pas dire amitié, car avec les liens familiaux, ce sont les pires interférences qui peuvent parasiter une relation médecin-patient. Ce n’est pas que je me sens coupable d’avoir échoué, et d’avoir à contempler au cimetière mon échec au fond de la fosse, sous les regards sombres des proches, mais j’ai toujours le sentiment que la mort du patient signifie le congé définitif du médecin. C’est bien évidemment vrai pour le patient, mais je le ressens aussi pour la famille. Je me dis toujours que le lien est brisé, qu’il ne faut pas essayer de le renouer avec les proches, et que ma présence ne pourrait qu’entraver la nécessaire poursuite du chemin, sans leur être cher. Maintenant, pour le cas de ce patient particulier, décédé d’un problème non cardio-vasculaire, je ne me suis pas posé cette question. Ce qui n’a pas été le cas pour mes (heureusement) rares patients décédés du cœur

Il y a aussi le sentiment gênant de participer à une cérémonie très intime où le médecin, étranger à la famille, n’a pas sa place (il a peut-être plus sa place quand il est généraliste? Qu’en pensez-vous, chers confrères?). Il y a de l’intimité en médecine, cela fait partie du métier. Mais elle est mise en scène, elle a son décorum et ses rites particuliers: cabinet médical, table d’examen, déshabillez- vous… Ces rites sont parfaitement étrangers à ceux de la mort.

Toutes mes interrogations, mais aussi et surtout un emploi du temps tracé au cordeau font que je ne suis jamais allé enterrer un patient. Je le regrette mais je suis en même temps soulagé. Je me suis quand même demandé à un moment si j’étais le seul à me poser de pareilles questions. Je n’ai jamais osé le sondage twitteral du genre « Aller à l’enterrement d’un patient, ça vous pose problème? #sondage » Mais je n’ai jamais vu non plus passer de #PPEC (Première Phrase à l’Entrée du Cimetière) sur Twitter. Donc pas beaucoup d’expériences à partager.

Et aujourd’hui, journée particulière, je suis tombé sur cette note du blog de Tara Parker-Pope, A Doctor at the Funeral, qui correspond exactement à ce que je ressens.

Je ne serai plus jamais seul devant les grilles du cimetière.

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