Je les connais depuis 2 ans, 2 ans et demi, peut-être. Je suis Monsieur, octogénaire bien tassé et porteur d’une démence d’Alzheimer évoluée. Madame est plus jeune, pimpante, et gaie comme un pinson.
Je sais qu’ils sont arrivés en salle d’attente quand j’entends la voie geignarde de Monsieur, Simone, quand est-ce qu’on rentre à la maison?
– Comment va-t-il?
– Simone, quand est-ce qu’on rentre à la maison?
– Et bien, pas trop mal, déshabille-toi Tutur, le contrôle de…
– Simone, quand est-ce qu’on rentre à la maison?
– …la pile s’est bien, enlève ta chemise! Passe la main!
– Simone, je fais quoi?
– Pas d’essoufflement?
– Allonge-toi, voyons!
– Simone, quand est-ce qu’on rentre à la maison?
– Non, non, on marche tous les jours…
– Simone, je fais quoi? On rentre?
– …et il suit bien.
– Simone, quand est-ce qu’on rentre à la maison? Qui nous accompagne?
– Ah, je me suis cassé le bras en janvier!
– Comment?
– Simone, quand est-ce qu’on rentre à la maison?
– Silence!
– Mais Simone, qui nous raccompagne?
– J’allais dans mon jardin, quand…
– Simone, je fais quoi, là?
– Et bien, tu le sais bien, boutonne ta chemise!
– Simone, quand est-ce qu’on rentre à la maison?
– Vous savez qui je suis?
– …
– C’est le cardiologue!
– Ah? Simone, qui nous raccompagne? Quand est-ce qu’on rentre à la maison?
Et ainsi de suite….
Cette femme est admirable. Elle multiplie les activités ludiques pour le maintenir parmi nous et a toujours refusé de l’institutionnaliser. Le traitement instauré n’a rien changé. À la maison, dans son environnement, il est moins angoissé, et elle arrive à avoir un peu la paix pendant qu’il regarde la télé. Mais j’imagine ses journées… Je ne sais pas comment elle tient. Elle m’a montré des photos à leurs débuts. C’était un bel homme, avec beaucoup de prestance dans son uniforme. Elle est toujours très fière de l’avoir « eu ».
Au fil des années, je vois parfois, mais de plus en plus souvent, sa gaieté se fissurer, et il arrive qu’elle lui réponde méchamment ou quelque chose qu’elle sait être perturbante pour lui. Il enchaîne alors les Simone, quand est-ce qu’on rentre à la maison ?
Et Simone regrette.
« Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours et assistance » certaines phrases prennent tous leurs sens…
D’autres sont plus cruelles, pour les aidants.
Il y a également les réalités du code civil :
http://avocats.fr/space/bogucki/content/_1F9A89F3-67BC-43DF-8856-65DF748ECDE3
C’est un peu comme choisir entre « euthanasie » et « soins palliatifs » …
Si la majorité des gens ne remplissaient pas leurs contrats moraux sponténément comme éduquer ses enfants, s’occuper de son conjoint malade ou de ses parents âgés la société ne pourrait pas fonctionner. Evidemment il y a des exceptions à ces codes moraux dont la loi et les avocats doivent s’occuper (un peu comme les médecins s’occupent de la maladie qui est une exception à l’état de bonne santé).
Si la majorité des gens ne remplissaient pas leurs contrats moraux sponténément comme éduquer ses enfants, s’occuper de son conjoint malade ou de ses parents âgés la société ne pourrait pas fonctionner. Evidemment il y a des exceptions à ces codes moraux dont la loi et les avocats doivent s’occuper, un peu comme les médecins s’occupent de la maladie qui est une exception à l’état de bonne santé.
Je ne souhaitais pas faire polémique.
Je voulais juste montrer les limites de l’exigence : à force de vouloir ou devoir tenir seul une situation qui mérite un soutien collectif, l’aidant y perd autant que le malade et la société.
C’est la notion de solidarité qui compte.
Il existe des sites d’associations de type « aidons les aidants » qui évoquent très bien le sujet.
Une règle morale ou religieuse, quand on a une espérance de vie à 50 ans et aucun soin médical disponible n’a pas la même rigueure que ce qui est possible de réaliser aujourd’hui.
L’épouse aimante et attentive va s’user la santé, culpabiliser et peut-être un jour maltraité son conjoint (notez que ce sont souvent les femmes qui s’y collent ..). Je rêve d’un monde sans « drame judiciaire » de cette nature parce qu’il y aura eu des structures de jour ou de la famille pour laisser souffler cette personne.