Depuis des années, mon niveau d’anglais me désespère.
Je lis assez facilement le NYT (je m’y suis abonné quand Trump est arrivé au pouvoir), et je comprends une conversation simple (ou le journal TV). Mais je suis quasi incapable de parler, et encore moins de lire de la littérature en anglais (je parle de la vraie littérature, pas des articles dans les revues médicales qui sont écrits en anglais de cuisine). Je me suis aussi dit que ma vie non-professionnelle était désertique et qu’il fallait que je me bouge un peu pour sortir de ma caverne, ma zone de confort, comme on dit dans les magazines branchés.
Je me suis donc inscrit à une rencontre polyglotte qui a régulièrement lieu dans un café sur Aix. Cela n’a pas été si simple. Déjà, aller au devant de gens représente un gros effort pour moi, mais en plus en anglais… Bref, une fois le bouton « je m’inscris » appuyé, le plus difficile était fait.
Je suis arrivé sur Aix 2h en avance, afin de revoir la superbe collection Planque à La Chapelle des Pénitents Blancs, et visiter l’expo « Cézanne at Home » au Musée Granet.
Vous avez 1 an pour aller voir ce Cézanne, après, il regagnera la Collection Pearlman.
Après, je me suis rendu à l’heure dite dans un café bien connu de Aix. J’ai rencontré un astro-psychologue belge très sympa mais un peu étrange. À un moment, j’ai quand même cherché la caméra invisible. Anti-vaccin, anti médicament, il a prédit la date de son second accident coronaire (je n’ai vraiment pas de chance…), ce qui lui a permis d’envoyer à l’avance tout son dossier médical au médecin qui allait le prendre en charge (pratique, mieux que le DMP). Il aime la France car elle s’inscrit dans un triangle maçonnique fait de signes d’air (probablement approximatif, j’ai décroché au bout de quelques temps), l’Amérique va s’effondrer en 2022 et l’Europe 13 ans après, et j’oubliais, ce sont les laboratoires pharmaceutiques qui empoisonnent sciemment les médicaments pour encore plus s’enrichir (notamment les statines, vous l’aurez deviné…). Le pire est que nous parlions (plutôt il parlait) en français… Le reste de la soirée a été une discussion très sympa, en anglais avec 2 français (ça, c’est surréaliste, aussi), 1 brésilienne, 1 irlandaise et 1 japonaise.
Bref, ça m’a bien plu, je me suis inscrit à la prochaine rencontre.
Je suis certain que vous ne me croyez pas pour l’astropsycho belge… Heureusement, il m’a donné sa carte:
Pour moi, l’art, notamment contemporain est un miroir tenu à bout de bras par l’artiste, et dans lequel nous nous reflétons, ce qui nous permet en retour de… réfléchir. Une œuvre va autant nous enrichir que nous l’enrichissons. Si il n’y a rien à refléter, et bien… on ne voit rien.
L’œuvre vit du regard qu’on lui porte. Elle ne se limite ni à ce qu’elle est ni à celui qui l’a produite, elle est faite aussi de celui qui la regarde. Ma peinture est un espace de questionnement et de méditation où les sens qu’on lui prête peuvent venir se faire et se défaire.
Pierre Soulages
J’ai vu passer récemment deux séries photographiques qui illustrent cela de façon humoristique.
La première, People matching Artworks, est du photographe Stefan Draschan. La seconde est une sorte d’oeuvre collective de gens qui se sont trouvés des jumeaux dans des oeuvres d’art.
Parfois, aussi, c’est le créateur qui ne fait qu’un avec ses créations…
La rythmologie n’est pas trop ma tasse de thé (comme « l’hypertensiologie »), et je n’aime pas trop « sortir », mais comme j’aime beaucoup l’équipe qui a organisé ce congrès, je me suis rendu aux secondes Rencontres de rythmologie de Beauregard qui se sont tenues à Avignon. J’en profite aussi pour les remercier de m’avoir invité.
Je trouve difficile de faire des compliments publics sur des confrères avec qui je travaille depuis des années, sans prendre le risque d’être taxé de complaisance et de faire du copinage, mais depuis que je les connais, je me dis que ce sont des gens bien.
Ce petit congrès a confirmé mon impression. Il y avait l’industrie, bien sûr, comment faire autrement, mais pas n’importe qui, et aucune présentation leur servait la soupe. J’ai apprécié la décontraction sérieuse, et aussi la durée exceptionnellement longue laissée à chaque orateur, permettant un véritable dialogue avec la salle, et pas uniquement le 3-questions-pas-plus-on-est-déjà-en-retard habituel.
Parfois, je me suis dit que je ne savais pas lire un ECG, ce qui est rapidement vrai quand on commence à creuser.
D’autre fois, ça ressemblait aussi à Star Wars (l’ablation d’ACFA…). Les présentations de Cazeau (pour ceux qui ne connaissent pas) et de Daubert étaient fabuleuses.
Le coeur virtuel de Dassault Systems m’a beaucoup impressionné, et je pense m’en servir pour plus tard… Et puis, il y avait aussi Robert Grolleau, un des derniers géants de la rythmologie française. Nous avons tous fait la queue, à la pause, comme des écoliers, pour qu’il nous dédicace son bouquin.
J’ai un peu pris goût d’écrire une apostille de certaines notes. Ce n’est pas que je surestime l’importance de ce que j’écris, en général c’est plutôt l’inverse, mais j’aime bien connaître le dessous des cartes et j’imagine que certains d’entre-vous aiment cela aussi.
J’évite toute relation avec l’industrie pharmaceutique dans le cadre de mon activité de soins. Cela a toujours été et je pense, sera toujours. Je pense que la formation initiale et continue des médecins doit se faire de façon totalement indépendante de ceux qui vivent de nos prescriptions. Néanmoins, les choses ne sont pas aussi simples, aussi manichééennes. D’une part d’un point de vue personnel car j’exerce des fonctions qui « m’obligent » à fréquenter l’industrie. Je délègue, ou je ne vais pas, mais il m’est impossible de garder ma dpi vierge. Ce n’est pas simple, mais la vie est pleine de compromissions, sauf pour les ermites, et encore, ils doivent bien réciter 3 Ave et regarder les cieux alors qu’ils s’amusent avec leurs chèvres.
D’autre part, il semble qu’il soit parfaitement impossible pour les médecins d’organiser un congrès ou une forme un tant soit peu évoluée de formation sans l’aide de l’industrie. C’est triste, et je ne suis pas certain de voir de mon vivant une formation médicale généralisée indépendante des labos. Je ne suis ni un idéaliste, ni un « pur », je n’ai donc, il est vrai, jamais eu d’espérance trop ambitieuse sur ce point. Je n’ai aucune haine contre l’industrie. je ne suis même pas tellement militant. Je veux simplement avoir le moins possible à faire avec elle. Et comme je l’ai dit, ce n’est pas simple.
C’est sur ces pensées que je suis allé récemment à un congrès de cardio. Et là, le choc, Servier finance, Servier a une session qui n’est même pas individualisée du congrès scientifique, la plupart des orateurs déclarent qu’ils n’ont pas de conflit car ils travaillent avec tous les labos…
Bienvenue en 2008, l’avant Mediator®.
Mais pourquoi Servier, pourquoi eux? Il n’y a donc pas d’autres labos moins problématiques?
Après une période bien compréhensible de profil bas, Servier arrose de nouveau large manu de ses bienfaits ceux qui veulent bien faire partie de ses ouailles (avec l’Académie de Médecine au premier rang, purement honorifique):
Je n’aurais jamais cru lire cela de nouveau…
Et ça tombe bien, dans une période de restrictions économiques et légales qui touche l’ensemble des labos, seuls eux ouvrent leur bourse à qui le souhaite. Un congrès? une conférence? Donne-moi tes pauvres,[…] Je dresse ma lumière au-dessus de la porte d’or !
Pourquoi Servier, me direz-vous? Je n’ai rien contre eux, non plus. Mais bien avant 2009, j’avais déjà repéré que leur présence dans les couloirs d’hôpitaux avait déjà quelque chose de particulier, notamment leur agressivité commerciale et leur générosité inversement proportionnelles à l’efficacité de leurs traitements (ah, l’action du Vastarel® sur le métabolisme glucidique du cardiomyocyte de la souris…). Après 2009, je pensais naïvement que plus personne n’oserait s’afficher à leurs côtés. Grossière erreur, car il faut bien leur reconnaître une qualité remarquable, ils n’ont qu’une loi et qu’une foi, celles de leur labo et ils se battront toujours pour lui, au mépris des lois des Hommes et des Dieux. Sans aucune ironie, je suis admiratif devant la résilience des Laboratoires Servier, matinée d’une énorme part de chutzpah (j’ai toujours rêvé d’associer dans la même phrase Servier et chutzpah…).
Je me suis donc dit qu’il fallait écrire quelque chose là-dessus. J’ai mis une dizaine de jours pour trouver un point de vue qui évite au maximum de me fâcher avec des personnes/institutions avec qui je suis amené à coopérer, sans toutefois affadir le message. Ça, c’était le plus difficile, et je me suis demandé plusieurs fois si le jeu valait la chandelle. Mais l’énormité du retour de Servier vaut bien quelques désagrément potentiels. Et puis, les gens me connaissent, ils ne seront pas surpris.
Deux évènements indépendants m’ont aussi décidé à franchir le Rubicon (fine allusion): la validation définitive de la responsabilité de Servier le jour même de l’ouverture du congrès, et un message de la Revue Prescrire me demandant l’autorisation de publier les tweets rédigés lors du congrès dans leur forum (autre fine allusion).
Servier et leurs ouailles sont consubstantiellement (adverbe pas facile à caser) honorables d’un point de vue déontologique, social, diplomatique, tout ce que vous voudrez.
Je suis parti de ce postulat et je me suis souvenu du monologue de Marc-Antoine dans la scène 2, acte III de Jules César de Shakespeare. Comme ça, ça fait très cultivé. J’aurais pu vous laisser croire que je suis un grand spécialiste de Shakespeare. Mais pas du tout. J’ai lu 3 pièces du Barde, et je ne connais de lui que ce dont je me souviens de sa notice Wikipedia. Par contre, il y a quelques mois, en recherchant je ne sais plus quoi sur Youtube, je suis tombé sur le fameux monologue:
J’avais ma trame!
Restait à attribuer les rôles… J’ai là aussi pas mal hésité pour toujours les mêmes raisons. Après réflexion, Servier serait Brutus, les cardiologues le peuple de Rome, l’indépendance médicale, César et moi, Marc-Antoine (il a mal fini, mais il est passé par le lit de Cléopâtre avant, ça me va). Brutus est un personnage complexe, qui ne laisse pas indifférent. Il est un héros qui a tenté de protéger la République pour certains (mais qui a précipité sa chute, terrible ironie), un traite et un parricide pour d’autres. C’est un peu comme Servier qui ne laisse personne indifférent. On aime ou on déteste. Aussi ironiquement que pour Brutus, Servier a affaibli l’industrie toute entière par ses actions « honorables ».
J’ai trouvé une traduction un peu lourde, changé les noms, emprunté quelques passages tels quels. J’ai rempli le reste avec un texte volontairement lourd (je ne me suis pas trop forcé) pour plagier les traducteurs peu fins des auteurs latins et de Shakespeare. Cela m’a aussi rappelé mes très laborieuses versions…
Les liens et références n’ont pas été difficiles à colliger, Servier défraie la chronique médicale depuis des décennies. J’ai puisé dans la presse et dans de vieilles notes de Grange Blanche. Comme toujours, après publication, j’ai trouvé tout un tas d’imperfections que j’ai corrigées et re-corrigées (25 corrections au compteur, tout de même).
Dans l’original, Marc-Antoine réussit l’exploit remarquable de retourner la foule. Bien entendu, mon tempérament profondément fataliste (et un peu ironique) ne pouvait dicter une issue aussi heureuse à mon monologue. À Paris, en janvier se tient le grand congrès annuel de la principale société savante en cardio. Le peuple romain est donc en quête de 30 deniers. Point à souligner, Servier est remarquablement absent de ce congrès. J’aimerais être une mouche pour connaître le pourquoi d’une si assourdissante absence alors qu’ils sont présents dans des congrès « satellites »…
J’ai eu des éloges publics (j’ai beaucoup apprécié celui de l’exigeant @Docdu16) et privés de gens qui connaissent bien le dossier.
On m’a aussi dit en privé que j’avais du courage de parler ainsi de Servier et de mes confrères. Ce n’est pas du courage, c’est de la tristesse, voire du désespoir. Car ma formidable spécialité et la Médecine en général ne méritent pas cela.