Monsieur Roger n’est plus, il est décédé au cours de l’été 2002.
Sa vie n’aura laissé aucune trace, même son nom, qui n’est qu’un prénom.
Sa femme n’est jamais venue le voir au cours de ses quatre mois d’hospitalisation. Je crois qu’il avait des filles que nous n’avons jamais vues non plus. Etaient-elles toutes comme lui ?
Mystère qui le restera.
Nous l’avons récupéré un beau matin en soins intensifs pour une décompensation cardiaque sur passage en fibrillation auriculaire. Je ne me souviens pas de la cardiopathie.
Au début, nous avions cru qu’il était saoul.
Il sentait l’alcool et la pauvreté. La soixantaine, hirsute, l’œil glauque, la peau couverte de stigmates dus à une vie quasi clochardesque, il ne manquait toutefois pas d’une certaine répartie.
Xavier, qui deviendra ensuite mon meilleur ami, la blouse ouverte des internes de l’APHP au dessus d’une impeccable chemise Vichy lui demanda goguenard si il préférait aller au troquet du coin, ou à des expos d’Art contemporain et s’exposa ainsi à la réponse suivante :
«- Elles sont complètement cons tes questions ! »
Le tout sorti avec un magnifique accent titi parisien, plein de gouaille, malgré le masque à oxygène sur le nez.
Mais nous sommes rapidement rendu compte que l’état d’ébriété de Monsieur Roger était hélas devenu permanent, après une longue imprégnation éthylique.
Après avoir réglé son problème cardiaque, nous l’avons donc gardé, faute de foyer accueillant, ou de structure d’accueil adaptée.
La politique du service était claire : plus on garde les patients, moins on a de travail !
Donc nous l’avons gardé, gardé, gardé…
Le Chef de service évitait soigneusement sa chambre à la visite, puisqu’il avait décrété que Monsieur Roger était le patient exclusif de Xavier.
Les jours se suivaient et se ressemblaient, les multiples nettoyages et traitements topiques étaient inefficaces à faire partir ses taches cutanées, sa barbe et ses cheveux grisâtres semblaient constamment sales.
Nous passions le voir tous les jours, et tous les jours il nous redécouvrait comme au premier matin, ou nous attribuait au contraire, une longue et solide amitié, souvenirs korsakoviens.
Tous les jours la surveillante, elle aussi bien imbibée, nous annonçait avec un petit rire inadapté que nos recherches pour le placer demeuraient vaines.
A part Xavier et moi, Monsieur Roger suscitait un désintérêt général.
Ne nous imaginez pas à son chevet comme Florence Nightingale au chevet des soldats de la guerre de Crimée. Notre petite visite quotidienne tenait plutôt du rite, et nous souriions à ses divagations : pots de fleurs tombant du bord de la fenêtre, jardiniers creusant des trous dans sa chambre (« y-z-ont pas arrêté de toute la nuit !»).
Un soir, nous lui avons emmené une bière fraîche de l’Internat. Il n’en croyait pas ses yeux, et a hésité avant de la lamper, au cas ou ce soit un piège, ou une nouvelle et cruelle illusion.
Sa barbe pleine de mousse, ils dit à Xavier:
« Toi, t’es un copain !! ».
Les infirmières de nuit l’ont trouvé assez agité cette nuit là, lui d’habitude si calme.
Le lendemain, nous sommes allé le voir, espérant une lumière de reconnaissance (dans tous les sens du terme). Elle ne vînt pas, et son œil resta glauque.
Un jour l’inattendue nouvelle arriva, on lui avait trouvé une place !
Il quitta le service, revînt quelques jours plus tard avec un choc septique, et mourût au service porte des urgences.
Personne ne s’est battu pour lui.
Le rideau tombait sur sa vie misérable, au sens propre du terme.
02/08/2005.