Le 9 mars, journée de la femme-médecin

Hier, c’était la journée de la femme!

Faut-il la célébrer, et donc implicitement accepter que le reste de l’année soit dévolu à l’homme?

Vaste débat.

En médecine, les choses n’ont pas été très simples, et les femmes ont dû conquérir de haute lutte le droit de devenir nos consœurs.

Les étapes de cette lutte sont résumées sur cette page de la BIUM.

Tous les arguments étaient bons pour empêcher les femmes de faire des études de Médecine.

Des petites-sœurs, oui, des sages-femmes, oui, des gardes-malades, oui, des médecins, sûrement pas!

J’ai retranscrit ci-dessous, un article tiré de la Gazette Hebdomadaire de Médecine et de Chirurgie et daté du 14 juillet 1870, 5 jours avant le début de la calamiteuse  Guerre de 1870. Un monde allait s’écrouler, mais certainement pas la médecine par la faute des femmes. L’auteur n’était pas n’importe-qui, et son opinion n’était pas une exception.


Pline, qui a vu tant de choses, a vu des femmes changées en hommes: il leur venait « de la barbe et des parties viriles». A quoi sont destinées les femmes de nos jours et celles qui les suivront? On ne peut répondre de la barbe et encore moins du reste; mais, à coup sûr, au train actuel des choses, elles auront de l’homme beaucoup plus qu’on ne l’avait supposé jusqu’ici. De la poésie, des notions d’histoire, un peu de philosophie qui leur serve surtout à se corriger de leurs petits défauts et à se consoler des ravages du temps, voilà tout ce que leur permettait Montaigne, plus généreux que Molière. Aujourd’hui, après leur avoir accordé tout cela et davantage par l’institution de cours littéraires et scientifiques à leur usage, voilà qu’un ancien ministre de l’instruction publique entreprend de les recruter pour la profession médicale. Il ne s’agit pas, entendez bien, de provoquer la délicatesse de leurs sentiments, l’énergie de leur charité, la souplesse de leur intelligence, à multiplier ces touchantes auxiliaires des médecins que personnifient les sœurs de Charité et les mères de famille; il s’agit bel et bien de pousser les femmes à l’amphithéâtre et dans les hôpitaux, et d’en faire des praticiennes. Le projet a été conçu, il est vrai, à l’intention des Turques par une très-grande dame, chaleureusement dévouée aux œuvres de bienfaisance, qui, jouissant pour sa part d’une dizaine de médecins, s’est émue de compassion pour des patientes qui n’en peuvent avoir, l’entrée du harem étant interdite aux hommes. Mais dans une sorte d’exposé des motifs précédant les statuts qu’on trouvera plus loin (voyez aux Variétés), l’exécuteur du projet l’étend d’abord aux Algériennes, « clientes voilées », dont le médecin ne peut « parfois » reconnaître et traiter la maladie que sur les indications du pouls; et puis bientôt au monde entier, par des considérations tirées soit des convenances qu’imposent, par leur nature et leur siège, certaines maladies de la femme, soit des nécessités matérielles que font peser sur beaucoup de jeunes filles la position sociale ou le malheur et auxquelles peut seul pourvoir l’exercice d’une profession. L’auteur fait encore remarquer que si, dans l’état actuel de la législation, le brevet délivré par l’École projetée ne permettrait pas l’exercice de la médecine en France, « cette législation peut changer »; et que, en tout cas, nombre d’élèves préparées par l’enseignement de l’École pourront élever leurs visées jusqu’au grade de docteur et acquérir le droit d’exercer ailleurs qu’en Orient et en Algérie.

Il n’y a donc pas à s’y tromper. On tend, par ce premier essai, à généraliser chez le beau sexe l’étude et la pratique de la médecine. C’est entre l’homme et la femme un nouveau genre de concurrence, dont le côté le plus souriant sera peut-être la conclusion d’un grand nombre de mariages. Au contraire de ce qui arrive aujourd’hui, les hostilités fondront dans l’intimité des consultations; au feu de la haine se substituera une flamme plus douce, un peu excitée d’ailleurs par l’appât de bénéfices géminés. Mais, sauf cet avantage, nous avouons ne pouvoir, à aucun point de vue, nous rallier au projet de M. Duruy, dont les tendances pourtant nous inspirent d’ordinaire une sincère sympathie.

Nous faisons grâce des réflexions trop prévues, et qui n’en seraient pas pour cela moins justes, que pourrait suggérer cette violence faite à la destinée physiologique et sociale de la femme. Encore ne pouvons-nous nous empêcher de faire remarquer que, logiquement, une telle violence devrait être plus forte encore et plus générale du moment où on la motive en partie sur les convenances d’une participation de la femme aux gains professionnels, et aussi, comme on peut le voir dans le préambule, sur la pénurie de médecins; car ce sont là des considérations applicables ou pouvant l’être à toutes les professions. Mais à n’envisager le projet que dans sa fin pratique, on ne peut y trouver qu’un palliatif insuffisant pour le mal réel qu’on veut guérir, et un remède inopportun pour des maux imaginaires.

En Orient et en Algérie, les élèves de l’École raviveront, nous le voulons bien, l’ancien culte de l’islamisme pour la femme; mais elles entretiendront par cela même la coutume dont on veut corriger les inconvénients. Le vrai, le seul remède, est dans le progrès de la civilisation. La séquestration des femmes algériennes a perdu de ses rigueurs plus que ne le suppose le préambule, et le médecin n’est pas toujours obligé d’aller chercher leurs pouls « sous la toile de la tente ». Si la vue des hommages rendus à l’Impératrice par les princes, les ministres, les consuls, lors de l’inauguration de l’isthme de Suez, a pu, comme on le dit, rectifier les idées des Arabes sur la valeur morale de la femme, elle leur a appris aussi que l’Impératrice n’est ni voilée, ni séquestrée, et c’est sans doute l’enseignement le plus clair qu’ils auront retiré de ce spectacle. La condition des femmes dans les harems est plus rigoureuse peut-être, mais elle est en voie d’adoucissement, et nous sommes convaincu qu’elle ne tardera pas à se modifier plus radicalement au contact de la civilisation occidentale ou sous le coup d’un de ces événements politiques dont la Turquie est incessamment menacée.

A la rigueur néanmoins, on peut concevoir l’utilité temporaire de femmes médecins dans ces contrées; mais, ni pour un temps, ni pour toujours, nous ne saurions admettre que le besoin s’en fasse sentir en France. La répugnance des femmes à se remettre aux mains des médecins est assez rare, et ne se manifeste d’ailleurs qu’au sujet d’un très-petit nombre de maladies. Or, le préambule le constate lui-même, nos sages-femmes rendent, sous ce rapport, les plus grands services, en ville et dans les hôpitaux. Améliorez donc l’éducation médicale des sages-femmes. Faites qu’elles soient en état de traiter convenablement les maladies dont leur sexe est seul tributaire, et vous aurez suffisamment satisfait, sans institution nouvelle, sans innovation aventureuse, aux susceptibilités de la nature féminine et aux convenances de la pudeur.

A. DECHAMBRE

Étonnante boucle temporelle et étonnante causalité, n’est-ce pas?

Selon cet auteur, ce serait le sort des femmes voilées, privées de facto d’une prise en charge médicale, alors exclusivement masculine, qui aurait poussé l’Impératrice Eugénie à ouvrir la profession aux femmes en France.

Cent quarante et un ans plus tard, la prise en charge médicale des femmes voilées, cette fois-ci en métropole, pose parfois encore des problèmes, un peu plus ces dernières années avec la résurgence de l’obscurantisme.

Mais, si le problème demeure, la solution proposée par Eugénie a crû et embelli et nos consœurs ont déjoué toutes les prédictions pseudo-scientifiques de l’époque.

Un peu plus loin dans la même Gazette:


Jusque-là, rien de précis n’est décidé positivement à l’égard du droit de consultation avec les femmes-médecins, et chacun peut agir suivant son plaisir, et chercher à vérifier si les femmes sont, au point de vue moral comme au point de vue physique, incapables de ces rapports confraternels. Nous sommes disposés à donner à la femme toute occasion de faire ce qu’elle croit en son pouvoir dans la pratique utile de la médecine, parce que nous sommes persuadés que c’est là le meilleur moyen de prouver leur incapacité absolue pour cette tâche. S’il s’agit d’un médecin régulier, acceptons la consultation avec la femme, et s’il est possible, laissons de côté la question de sexe pour l’amour de la science.


En parlant de science, et pour offrir un contrepoint, voici un article de 2009 qui étudie les différences de prise en charge d’une même pathologie (l’insuffisance cardiaque) en fonction du sexe du patient et du médecin.

Les consœurs cardiologues font plutôt mieux que leurs confrères…


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Pour en savoir plus sur les consœurs cardiologues, et les difficultés qu’elles rencontrent encore (en France, en 2010, 82% des cardiologues étaient des hommes):

(Source: Atlas CNOM 2010)

Graham MM, Kells CM. The girls in the boys’ club: reflections from Canadian women in cardiology. Can J Cardiol. 2005 Nov;21(13):1163-4.

Poppas A, Cummings J, Dorbala S, Douglas PS, Foster E, Limacher MC. Survey results: a decade of change in professional life in cardiology: a 2008 report of the ACC women in cardiology council. J Am Coll Cardiol. 2008 Dec 16;52(25):2215-26.

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