Ce n’est pas la forme chez mes patients, en ce moment.
En étant très sombre, je dirais que j’essaye de prolonger la durée de leur maladie cardio-vasculaire pour qu’ils puissent mieux mourir de leur cancer ou de leur démence. Parfois ils meurent du coeur, quand même.
Je ne vois plus Mme P, épouse fusionnelle de M. P depuis trop longtemps pour que cela soit normal. Je les suis depuis 11 ans. Elle a toujours été morte d’inquiétude pour son époux. Mais finalement c’est elle qui est gravement malade, cancer. Le dernier accident cardiaque de son époux est survenu à la suite de la consultation d’annonce. Quand elle m’a appelé, ce n’était pas pour elle qu’elle s’en faisait. Est-elle encore là? Comment s’en sort son époux?
J’ai revu M. et Mme. Q. Je les connais depuis mon assistanat. Leur petite fille travaillait en réa. Toujours à plaisanter et à parler d’elle. J’ai toujours été inquiet pour le diabète et la tension de Mme. Ils ne venaient pas régulièrement, et elle n’était pas très observante, mais chaque fois c’était la fête. Je les ai donc revus la semaine dernière. Je devais donner mon accord pour la prescription d’un anticholinestérasique pour Mme. Elle ne reconnait plus sa maison et pense que ses enfants sont encore des bambins. Je la revois encore sourire et plaisanter il y a deux ans. Son regard est éteint maintenant. M. est très inquiet, et me demande comment cela va évoluer… C’est terrible de savoir, dans ces moments là. Je lui ai pris la main sans rien dire.
Dans la grande famille R, je connais presque tout le monde sur 3 générations et trois branches de cousins. Le fantôme d’une grande soeur vénérée, morte il y a 6 ans d’une tumeur au cerveau plane toujours sur la famille. J’adorais cette patiente. J’ai fait mon entrée dans la famille en la soignant, après, j’ai eu tout le monde: valve chez l’un, HTA chez l’autre, bilan cardio pour une syncope chez la petite dernière… Là, c’est M. R qui a fait une syncope bizarre dans sa piscine avec un gros mal de tête et des pertes d’équilibre depuis quelques temps. Il ne dit rien, mais son regard est inquiet. Le souvenir de la belle-soeur est palpable dans la salle de consultation. On verra bien sur le scanner.
La famille S. Des gens adorables. Mais Mme est porteuse d’une valvulopathie non opérable qui l’essouffle de plus en plus. Tous les six mois j’augmente ses diurétiques sous les regards inquiets de M.
La famille T. Je connais tout le monde. C’est la famille du vieux médecin (le copain du vieux pharmacien). Je lui avais demandé si il me faisait confiance pour la fin. Il avait acquiescé d’un souffle. J’étais allé à son enterrement où son fils m’avait cité plusieurs fois durant l’éloge. C’est pour cette famille que je me sens le plus « médecin de famille », même si j’ai totalement conscience d’usurper le titre. C’est un lourd fardeau émotionnel d’être le médecin de famille d’une famille de médecin. Là, c’est l’esprit autrefois sautillant de Mme qui est parti, et c’est déchirant de la voir le regard vide et agité.
La famille U. Là aussi, des gens adorables. Une valvulopathie très sévère, opérable, mais c’est Mme qui ne veut pas, même si elle a de plus en plus de mal pour monter à la vieille chapelle. Nous lui avons tous expliqué, mais elle ne veut pas, un point c’est tout. À chaque consultation j’essaye un peu de lui faire changer d’avis, mais mon immense respect de la liberté de décision me fait bafouiller. Après un nouveau non, c’est elle qui a posé sa main sur la mienne.
Plus le temps passe et plus je me rends compte de la malédiction d’être médecin. Les patients et moi vieillissons ensemble, nous passons par des hauts et des bas ensemble, et insensiblement, des inconnus et des familles entières deviennent des proches pour lesquels on se soucie. Et nous sommes souvent les messagers du malheur. Ce souci, ce fardeau, nous ne pouvons pas le partager avec eux car quand un signe apparaît, ou une image, ou un résultat biologique la vision clinique et brutale de leurs futures peines nous transperce la poitrine comme une lame froide alors que eux sont encore dans une douillette ignorance.
Rassure-toi, la santé connectée va changer tout ça ! Bon, assez rigolé. Je voulais juste redire que tu fais honneur à notre profession.
C’est adorable, ce que tu dis!
Tellement parfaitement ma propre expérience.. les larmes me sont montées d’un coup.. c’est terrible cette fatalité « la vision clinique et brutale de leurs futures peines nous transperce la poitrine comme une lame froide » et je l’ai vécu l’an dernier pour ma propre mère pour laquelle, inquiète, j’ai du intervenir dans le parcours de soins, avec une prescription de bilan biologique (trop tardive hélas) a la lecture duquel j’ai eu encore un peu plus aigue cette sensation vrillante et désespérante… merci pour ce partage qui remet à l’honneur l’empathie et la compassion qu’on nous dénie de plus en plus souvent.. .
Je me faisais la même réflexion la semaine dernière. On aide les gens à ne pas mourir d’un AVC… pour que finalement on leur découvre un cancer qui va les achever à petit feu, ou encore qu’ils deviennent déments sévères, pire que la mort brutale.
Que je comprends lorsqu’on est médecin généraliste, et que ces gens, en plus, on les connaît depuis des années… et cette malédiction de « savoir » que cela va mal se finir, alors que les principaux intéressés ne s’en sont pas encore rendus compte. Rage d’être aussi impuissante.
Mais quelle joie quand finalement le vilain glioblastome du monsieur de 40 ans père de famille s’est finalement avéré être un abcès efficacement traité par nos collègues chirurgiens.
Très beau billet qui reflète une fois de plus (si besoin en était) le côté profondément humain du rédacteur.
Pour autant, faut-il vraiment accoler les termes « malédiction » et « médecin » ?
Certes, si l’ on ne considère que les cas relatés, il y a de quoi déprimer grave.
Il ne faut cependant pas occulter tous les miracles (je répugne à utiliser ce mot eu égard à sa connotation religieuse mais je n’ en vois pas d’ autre) accomplis quotidiennement par la médecine actuelle.
Un pont qui s’ écroule fait plus de bruit que mille qui restent debout (Confucius ou Lao-Tseu, j’ ai la flemme de regarder sur internet).
Si juste dans l’ analyse! Quel beau billet! Même si quand entre l’ AVC et le démence ou le cancer il y a eu un bout de vie pas si anecdotique que cela, qui a pu être ce qu’ils ont voulu ou souhaité. Mais entre temps on a vu partir des malades « adorables » comme vous dites. Cordialement.
Ce que j’avais envie de souligner aussi, ayant survécu, dans l’ordre, au cancer puis aux problèmes cardio-vasculaires (sans le gâtisme). Parfaitement consciente que c’est « pour le moment », mais quel précieux et merveilleux moment! Et après tout, les Enbonnesanté aussi sont en sursis…
C’est la richesse d’être Medecin De famille La malediction surement Pas car Nous sommes aussi les annonceurs des bonnes nouvelles ; quelle joie quelle satisfaction Quand ca tourné Bien Des larmes oui Mais de joie voire De Bonheur Quel Dommage Que La jeune génération n’embrasse plus le métier de la même façon vocation et sacerdoce ne font Plus Bon menage
C’est tellement vrai … Merci pour ce témoignage, merci pour votre humanité et le rappel au sens profond de notre métier. En même temps, être confronté à l’ignorance la plus totale et la plus complète absente de maîtrise.. Il ne se passe jamais ce que l’on pensai devoir se passer…
On ne meure pas de démence. On décline jusqu’à ce que chacun de ses organes peu à peu démissionne. Je me souviens de cette centenaire insuffisante cardiaque et du diagnostic du cardio: « elle a un vieux coeur ». On ne renonce pas à poursuivre d’être ce qu’on nous a appris à être: des soignants, jour et nuit, jusqu’au bout et plus loin, la veuve ou l’assassin.
On ne meurt pas de démence. On décline jusqu’à ce que chacun de ses organes peu à peu démissionne. Je me souviens de cette centenaire insuffisante cardiaque et du diagnostic du cardio: « elle a un vieux coeur ». On ne renonce pas à poursuivre d’être ce qu’on nous a appris à être: des soignants, jour et nuit, jusqu’au bout et plus loin, la veuve ou l’assassin.
On s’attache … et parfois c’est le patient qui nous console lorsqu’on est au bout de la thérapeutique. Ce matin Bruno 93 ans insuffisant cardiaque et respiratoire dont les forces déclinent et qui ne veut pas survivre longtemps à son épouse récemment partie : « j’ai été heureux de vous connaître, Docteur » et dans ma voiture j’ai pleuré.
En fait il n’y a pas 36 façon de perdre un patient : il change de médecin, il déménage, ou bien il meurt.
C’est exactement ça… les patients nous soignent, aussi.
Beau billet . En vieillissant je me dis la même chose .Parfois quand je traverse mon village , je pense à tous ces gens que j ai connus et soignés, et qui ne sont plus là .. un jour ce sera moi , mais je ne sais pas si j aurais le courage de finir mes jours ici , ailleurs serait peut-être mieux finalement, incognito. Je sens le poids des ans me rattraper, et parfois aussi une certaine tristesse. Vraiment très beau billet. Merci.
Trés très touchant ce que vous écrivez …car tellement vrai ! Merci …
Je suis médecin de famille aujourd’hui retraitée et votre grande sensibilité fait écho à la mienne : c’est beau d’être sensible et débordant d’empathie , mais pas toujours facile à vivre !
Anne
Bonjour, non, pas toujours facile de garder la distance…