La perte des fondamentaux

Un patient vient me voir pour un deuxième avis.

Il s’étouffe et a des douleurs dans la poitrine qui s’aggravent depuis 6 mois et personne ne sait pourquoi. Ce patient est un coronarien, qui depuis des années était parfaitement stable. Il y a 6 mois, donc, il commence à aller moins bien. Il  va voir son cardiologue traitant qui lui fait passer une épreuve d’effort qui s’avère être douteuse. La coronarographie, réalisée à la suite, montre une lésion qui est dilatée.

Les choses ne s’améliorent pas. le patient retourne voir le cardiologue qui a pratiqué la coronarographie. Celui-ci le prend un peu de haut, ne constate pas d’anomalie lors de la consultation et lui conseille de retourner voir son cardiologue traitant.

Ce dernier lui fait de nouveau passer une épreuve d’effort qui est négative, cette fois là. Le praticien change alors le traitement plusieurs fois, sans succès. Le patient se dégrade petit à petit et finit par avoir un malaise après une bouffée de trinitrine.

Il vient donc à ma consultation.

Je l’interroge, je reprends tous les examens, notamment une échographie cardiaque qui montre une hypertrophie ventriculaire gauche isolée un peu curieuse.

L’organisation de mon cabinet fait qu’après avoir interrogé le patient, je jette un coup d’œil en échographie cardiaque avant même de l’examiner.

Je pose la sonde, une image, une seconde, sténose aortique hyper-serrée…

Je suis un échographiste très médiocre, mais pas de doute, la valve aortique est un bloc immobile de calcifications.

Vous avez un souffle?

Oui, Docteur, depuis l’enfance, après une angine!

Coup de stétho, GrrrrrGrrrrrGrrrrGrrrrrGrrrrr.

(Pourtant je suis aussi un clinicien très médiocre.)

Allo le CHU, 7 jours plus tard, bilan pré-opératoire en semi urgence.

Rétrospectivement, la consigne de se faire de la trinitrine en cas de douleur, sur une sténose aortique hyper-serrée, me fait frémir.

Imaginez le parcours de ce patient.

Il est suivi par un généraliste et un cardio, il rentre dans une clinique, puis passe une coronarographie, le tout entrecoupé d’échographies et d’épreuves d’effort, il sait qu’il a un souffle cardiaque, et pourtant, et pourtant…

Passons sur l’échographie qui n’a pas permis de faire le diagnostic.

Personne n’a fait le lien entre le souffle aortique et les symptômes. Quelqu’un les a t il même entendus (le patient et le souffle)?

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Cette histoire est caricaturale.

Mais, elle illustre à merveille l’évolution de notre métier.

On ne forme même plus de spécialistes, mais des hyper-spécialistes.

On tend vers la disparition des cardiologues qui sont remplacés par des hypertensiologues, coronarographistes, HTAPologues, feuilletpostérieurologues, stimulistes, syncopologues, dénervistes, insuffisantscardiologues, dysfonctionendothélialologues, procoralanologues…

Et ça tombe plutôt bien, car plus vous vous spécialisez, plus vous avez de chance de décrocher un poste de CCA, une agrégation ou de pratiquer des actes rémunérateurs si vous partez dans le privé.

Si vous restez dans le public, La T2A pousse à faire le maximum d’actes dans un minimum de temps.

Alors, évidemment, l’apprentissage de la stupide clinique de base au cours des études de médecine…

Somme toute, il est beaucoup plus rapide/simple/rémunérateur (rayez la mention inutile) de faire une coronarographie que de parler, d’examiner et de réfléchir sur un patient.

C’est triste à pleurer.

19 Replies to “La perte des fondamentaux”

  1. Bravo pour ce billet qui nous rappelle à la raison.
    Mais, en tant que médecin généraliste, je peux me permettre de critiquer ma spécialité quand nous n’écoutons plus les coeurs de nos patients, quand, non pas tant pour des raisons de temps passé avec le patient, nous cédons à l’adressage systématique chez le spécialiste sans examiner de peur de dire des khonneries ou par paresse. Nous cédons aussi à nos patients qui nous demandent une lettre pour aller voir le cardiologue, nous cédons à la dévalorisation continue des médecins généralistes dans l’esprit de tous et au delà des belles paroles… Nous participons à notre propre dénigrement.
    Il n’y a donc pas que le spécialiste qui lâche le morceau, il y aussi le généraliste…
    Et cette ultra spécialisation que de nombreux praticiens appellent de leurs voeux éloigne tout le monde de la « vraie » médecine qui devrait être centré sur l’individu et non sur la maladie.
    très pertinent billet.

  2. pleurons pleurons! après la version « dure » la douce: » bonjour dr doudou je suis l’assistant de l’unité de coronaro votre patient va bien( ou pas ); pour réevaluer sa valvulopathie personne de chez nous ne sait faire, mon collègue d’en face n’a pas voulu faire l’ETO il vous demande de lui réadresser dans le cadre d’une hospitalisation chez eux c’est con hein mais je n’y peux rien ciao bonsoir! »

  3. intéressant ce post
    Tu sais ce qui serait cool ?(mais peut être pas possible ) c’est que tu nous mettes un fichier son pour le souffle aortique comme ça on se le met dans l’oreille
    d’accord ça me servira rarement en oph
    la dernière fois que j’ai tenté d’ausculter une carotide je me suis senti un peu ridicule ( et rajeuni) mais le patient était content …(j’ai pas entendu grand chose) et peut être son MG un peu moins peut être si le malade lui a raconté ça 🙂

  4. Nous avons le même genre de dérives chez nous avec des « segment antérieurologues » versus segmentpostérieurologues, ,glaucomatologues, neuro ophtalmos, réfractifs(chirurgiens) contactologues…l’ophtalmo « de base » fait un peu figure de vieux schnok dépassé

  5. je ne vous le fais pas dire. hier soir, jeune fille de 18 ans vient car elle a des adénopathies qui la préoccupent.
    Je lui trouve l’abdomen un peu gros?? je la connais depuis l’enfance.
    Elle s’allonge, lui demande si par hasard elle ne serait pas enceinte??? que nenni, dit elle je n’ai jamais eu de rapports.
    Et alors, palpation, percussion, examen, RAS, bref c’est de l’ascite. les ggs sont banaux.
    Ce matin, RDV écho chez le gastrologue pour écho et crainte +++ d’une saloperie hépatique ou gynéco.
    Appel du gastro, en fait impossible à savoir tellement il y a d’ascite. La suite lundi avec scanner et biolo.
    Aucun signe d’insuffisance hépato cellulaire en dehors d’une grosse hépatomégalie et d’avouer boire de l’alcool depuis l’age de 13 ans.
    C’est clair qu’on ne répétera jamais assez que l’écoute, l’examen basique orientent mieux que beaucoup d’examens complémentaires.
    Affaire à suivre.

  6. J’ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles un patient présentant une douleur angineuse faisant découvrir un rétrécissement aortique serré, alors qu’il était en réadaptation cardiaque après des pontages coronaires!
    Je suis assez d’accord avec hyppogratte, sur son analyse du « cardio généraliste »!

  7. Si seulement il y avait plus de médecins ( spé ou pas) comme toi. C’est ça une société dans laquelle l’argent et la technicité priment…

  8. Merci Jean-Marie d’avoir remis une fois de plus le patient au cœur de « son » histoire clinique et le cardiologue généraliste ou  » cardio-généralistologue  » au cœur du débat. Il est très souvent plus économiquement rentable – et pourtant j’abhorre ces termes quand il s’agit de la santé de nos patients – de consacrer un peu plus de temps à l’interrogatoire et à l’examen clinique que de se précipiter sur l’imagerie au sens large ,couteuse et quelquefois trompeuse et faussement rassurante.
    Cette histoire n’est pas si caricaturale que cela. Nous la vivons assez régulièrement dans nos services hospitaliers petits ou grands, pour peu que l’on se préoccupe un minimum de la clinique et que le dialogue s’instaure avec le patient, évitant de nombreuses méprises.
    L’exemple récent d’un patient comparable à celui décrit dans votre note : un épisode d’OAP , hospitalisation en USIC, le traitement classique efficace,une échocardiographie « rapide » montrant une altération de la fonction systolique ventriculaire gauche, une CORONAROGRAPHIE NORMALE et voilà le patient transféré en cardiologie conventionnelle avant le retour à domicile. Et le cardiologue un peu plus curieux qui EXAMINE le patient en utilisant ce très,très vieil instrument inventé par un célèbre médecin breton du 18ème siècle : souffle râpeux de rétrecissement aortique+++ ,nouvelle échocardiographie qui met en évidence un rétrecissement aortique calcifié,très serré, avec dysfonction ventriculaire gauche sévère…… Merci cher Docteur Laennec et merci aux médecins « cliniciens » qui m’ont enseigné sur le terrain l’examen clinique de base et transmis le « virus » de l’interrogatoire….. d’abord avant de se réfugier derrière les radios,ECG,scanner, troponine et autres marqueurs…!!!

    Non il ne faut pas pleurer mais revenir « aux fondamentaux » que nous essayons encore de transmettre aux plus jeunes qui ont tendance à se laisser formater par tous les spécialistes de « bouts d’organes »… Revenons ,par pitié, au patient dans sa globalité et dans sa complexité qui probablement nous effraie – d’où la fuite en avant vers ces examens complémentaires qui nous exonèrent de toute réflexion – mais qui représente le seul challenge d’une vraie Médecine faite d’humanité et de compassion que nous avons choisie il y a maintenant de nombreuses années.

    Il me souvient, voici quelques années maintenant ,d’avoir lu, à plusieurs reprises sur les compte-rendu hospitaliers de patients adressés par un petit service de cardiologie varois au « grand » CHU marseillais la signature d’un interne : Jean-Marie VAILLOUD.

    Ne lâchons rien sur  » LA CLINIQUE » , soyons curieux et n’oublions pas comme l’a si bien écrit et tardivement découvert « Perruche en automne » que nous ne sommes pas « interchangeables ».

    NB : j’ai découvert Lawrence Passmore il y a plusieurs années et suis devenu depuis « addict » aux blogs médicaux qui représentent une grande partie de ma FMC.

  9. D accord, pas d accord..; Je fais partie d une equipe de cardiologie interventionnelle et nous gardons plusieurs casquettes, en tout cas, clinique ++, echo et cela permet d avoir une vision globale;
    Par contre, concernant le probleme de la sténose aortique, il y a bcp trop de diagnostic en exces avec des gradients à 25 et des calculs de surface indéxée complètement farfelus; Je fais des TAVI toutes les semaines, je traite moi meme les scanners pour calculer la surface de l anneau et le diametre echographique de la chambre de chasse du VG qui sert à evaluer la severité du RAC est tres souvent faux; Il y a des pts avec RA° qui st dyspneiques pour d autres raisons, anemie, BPCO, Insuffisance cardiaque a FE conservée; Ils st tres svt tjrs aussi dyspneiques apres chirurgie ou TAVI;
    Le patient est un tout et on a de plus en plus des medecins techniciens qui ne connaissent plus rien d autres que leur technique;

  10. Hello,
    je ne résiste pas à partager une autre anecdote sur le RAo.
    Un ami me parle de son papa de 87 ans. Ancien prof de gym, cet homme actif vaque tous les jours à ses occupations sans symptomatologie fonctionnelle.

    Récemment il s’est fait opérer de la cataracte.

    Pour des raisons obscures il a été adressé chez un cardiologue en bilan préop !!! pour une cataracte bon sang !!!

    On lui a trouvé un RAo. On lui a parlé d’opération d’emblée.

    Maintenant il est flippé +++

    Ca m’agace.

    Peut être que ce « dépistage » lui sera bénéfique mais actuellement j’en doute…

  11. Vous évoquez le sujet pour votre secteur, apprenez, hélas, que le mal s’est implanté partout.
    Le secteur juridique le connait tout autant que celui de la médecine.
    Au risque de passer pour un « vieux dragon », je suggère que cela commence dès la maternelle … C’est donc profond et précoce.
    Je suggère également que la chose est favorisée par une communauté d’intérêts convergeant quant au résultat mais contradictoires, en terme d’idéologie, sur le principe des extrêmes qui s’attirent.
    Pour y échapper encore un peu, il reste une potion amère pour certains : l’humilité et la recherche de discussion pluridisciplinaires auxquelles s’ajoute une lecture d’ouvrages fondateurs, quand ils existent.
    Prise de tête garantie pour un résultat incertain, hélas.

  12. Je me souviens de nos échanges à ce sujet avant la publication de ce post.
    Je comprends que la dérive est à la fois professionnelle et systémique.
    D’un point de vue « ergonomique », vous avez eu affaire à une perte de lien avec le réel.
    Combien d’autres cas s’ignorent…?

  13. Même anecdote, peu ou prou.

    J’étais externe en médecine à Paris, hôpital Pitié-Salpêtrière. Le décor : que des hyperspécialistes, c’est hachement rassurant, le stress c’est de trouver le bon spécialiste !
    Je m’occupe d’un patient qui a ECG que je n’arrive pas à interpréter : trouble du rythme pas comme dans les livres ; et sus-décalage de ST pas comme dans les livres non plus. Bref, je suis nul en cardio mais flippé : je vais dans le bâtiment de cardio. 6 étages. On m’envoie à l’étage des « rythmologues » : uniquement des types avec un compas dans la poche (pour mesurer les intervalles sur l’ECG). Ils sont très sympas, ils se mettent à deux pour mesurer je ne sais quelle patte de mouche sur mon tracé pour me pondre je ne sais plus quel trouble du rythme de folie (de mémoire et pour me rappeler qu’il faut rester humble : une ACFA ?).

    Jusque là rien de transcendant. Sauf que je m’attendais à ce qu’ils analysent TOUT l’ECG, comme on me l’avait appris : nom, date, déroulement du papier, critères de qualité, rythme, fréquence, etc. Non, juste le rythme.

    Du coup je suis obligé de leur demander ce qu’ils pensent du sus-décalage foireux.

    Réponse : « ah, ça, c’est pas notre domaine, faut demande à l’étage au-dessus, les types de la coro… ».

    Arrivé au bout de mon anecdote, je ne sais plus comment conclure. Sûrement que dans quelques endroits, il faut des gars super cognés qui font de la recherche et de l’enseignement de pointe. Et qui sont hyperspécialisés. C’était globalement le cas dans cet (immense) hôpital (d’ailleurs depuis le bâtiment de cardio s’est encore agrandi).
    Mais quand même, ça m’a laissé pantois.
    Je suis devenu médecin généraliste.
    Et je suis toujours nul en ACFA.

  14. Ce qui me fait peur, c’est que cette histoire est tout sauf exceptionnelle. Les anecdotes de ce genre deviennent banales, et j’ai l’impression que l’on tend vers une perte du « bon sens » qui devrait logiquement s’imposer à notre profession.
    J’ai encore la chance d’avoir fait mes études dans un CHU de petite taille, où l’hyper-spécialité n’est pas encore trop marquée, mais je crains que nous y arrivions petit à petit.

    Merci d’avoir partagé cette histoire avec nous.

  15. Merci pour ce billet qui dit clairement ce que nous sommes nombreux (médecins et surtout patients) à penser.
    Allez, je vous raconte mon (unique) acte héroïque, qui m’a valu une demi-heure de gloire dans la salle de garde.

    Jeune interne en psy il y a 20 ans, j’ai « sauvé » un patient qui avait fait le tour, sur deux ans, de tous les ingénieurs en médecine de la région et de son CHU, pour des « douleurs résistantes » « non étiquetées » du MI : radios, TDM, IRM, ponctions, morphine, AINS, cortisone, infiltrations, rhumato, dosages d’anticorps, orthopédie, séances de kiné… et même une sacco-myélo-radiculographie. A chaque fois, inefficacité, effets secondaires, complications. Et suspicion des médecins exaspérés par cet homme « résistant ».

    Il n’en pouvait plus, picole, se tire une balle dans la tête, se rate miraculeusement et atterrit en psy.
    Il m’explique – et je l’écoute : mon seul plaisir, c’est des longues marches avec mon chien, et avec ces douleurs je suis obligé de m’arrêter tous les 150 m, et puis ça passe, je redémarre, et ainsi de suite… Un coup de stétho sur la fémorale, PSCHH – PSCHH – PSCHHH… Et ce sont les chirurgiens vasculaires qui lui ont finalement guéri sa dépression avec une sonde de Fogarty. Bref.

    En psychiatrie la dérive est la même, déjà qu’il y a pénurie de praticien, de nombreux jeunes collègues restreignent leur champ d’action (et d’accueil) : à une pathologie ou à une classe d’âge (ou l’intersection des deux, genre : « ah non moi je ne reçois que des boulimiques non vomisseuses de moins 25 ans »). Au patient et à son MT de s’y retrouver, s’il en a la clairvoyance et le courage. Jeune dinosaure, démodé avant l’âge, je continuerai quand même à défendre mon territoire de « psychiatre généraliste »

    Gardarem lou moral…

  16. Un grand merci pour ce billet qui retrace un parcours pas si rare que ça puisque je suis en train de le vivre par procuration.

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