J’ai dévoré la Servante écarlate de Margaret Atwood en cinq jours pourtant bien remplis. Ce roman écrit en 1985 décrit une Amérique dystopique sous la férule d’une secte religieuse puritaine. Les femmes ont perdu le droit de propriété et la société dans son ensemble une grande partie de sa liberté. Les rares femmes non stériles sont placées comme mères porteuses dans les familles dirigeantes.
En fait, Margaret Atwood ne dit rien ou presque de la genèse et de la structure de cette société, et c’est finalement mon reproche principal. J’ai eu un peu de mal à apprécier une histoire se déroulant dans un décor à peine esquissé.
J’ai lu de nombreuses fois que ce roman préfigurait l’Amérique de Trump. Une manifestante y a même fait allusion lors d’une Women’s March en 2017:
Par ailleurs, les bandeaux rouges entourant les livres clament fièrement « Le livre qui fait trembler l’Amérique de Trump ». Si vous achetez cet ouvrage pour cet argument publicitaire, vous serez déçus. Rien n’est moins trumpesque que ce récit. J’ai beaucoup plus pensé à Mike Pence qu’à Trump en le lisant.
Margaret Atwood a écrit ce roman en pensant à 1984 de Orwell. Il y a probablement autant, voire plus de 1984 dans l’Amérique de Trump que de Servante écarlate.
La langue de Atwood est sophistiquée, elle aime les mots et jouer avec eux. Elle aime aussi les constructions stylistiques complexes. Elle déteste la paupérisation de la langue anglaise. J’ai été très agréablement surpris en lisant la traduction même si je me suis rendu compte que j’aurais eu du mal à le lire en VO. Atwood est dix mille lieues au dessus de Dan Brown. Malgré tout, malgré une langue magnifique, la servante écarlate reste bien en dessous de l’inégalable 1984 dans la description universelle d’une société dystopique. La servante me fait penser à un jardin luxuriant un peu effrayant, 1984 à un univers minéral parfaitement horrifiant.
Quid du féminisme? Je vais terminer par là en ne répondant pas mais en ouvrant la réflexion sur un autre type de totalitarisme.
Atwood a réfuté le terme de « dystopie féministe » dans sa postface en arguant que dans la société décrite, l’inégalité frappait autant les femmes que les hommes. Ceci, et des commentaires récents sur le mouvement #metoo ont suscité une vague de réactions indignées.
Pas besoin d’attendre l’arme au poing et notre conscience en étendard l’avènement possible d’une structure totalitariste organisée, religieuse ou politique. Il suffit de passer un peu de temps sur les réseaux sociaux pour se rendre compte que nous avons déjà abdiqué notre liberté d’expression et que nous sommes nos propres censeurs.
David Shulkin, the secretary of veterans affairs, delivered an emotional statement to reporters on Wednesday at Mr. Trump’s private golf club in Bedminster, N.J., where the president is vacationing. Treading carefully without chiding Mr. Trump, Mr. Shulkin said: “Well, I’m speaking out, and I’m giving my personal opinions as an American and as a Jewish American. And for me in particular, I think in learning history, that we know that staying silent on these issues is simply not acceptable.”
Paraphrasing famous words from Martin Niemöller, a German pastor and a vocal critic of Adolf Hitler, Mr. Shulkin said, “First, they came for the socialists, and I did not speak out. Then they came for the trade unionists, and I wasn’t a trade unionist, so I didn’t speak out. Then they came for the Jews. I wasn’t a Jew so I didn’t speak out. Then they came for me, and there was no one to speak for me.”
Many other Jewish members of the Trump administration remained largely silent on Wednesday, even after the protesters in Charlottesville had chanted anti-Semitic slogans and demeaned the president’s Jewish son-in-law, Mr. Kushner.
Les versions ont varié au fil du temps, sous la plume même de Niemöller, mais cela ne fait que renforcer l’universalité du message.
Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste.
Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit, je n’étais pas social-démocrate.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester.
Martin Niemöller.
Déjà, en 1624, John Donne n’écrivait pas autre chose:
« Nul homme n’est une île, un tout en soi; chaque homme est partie du continent, partie du large; si une parcelle de terre est emportée par les flots, pour l’Europe c’est une perte égale à celle d’un promontoire, autant qu’à celle d’un manoir de tes amis ou du tien. La mort de tout homme me diminue parce que je suis membre du genre humain. Aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi. »
J’ai lu récemment le « Crabe-tambour » de Pierre Schoendoerffer, roman publié en 1976 et adapté par l’auteur au cinéma en 1977. Le film m’a toujours laissé une impression fantastique, même quand j’étais enfant. Je ne comprenais pas bien cette longue méditation sur le devoir, l’honneur, et la quête du Commandant et du médecin au beau milieu de l’Atlantique déchaîné. Malgré cela, je sentais que ce film véhiculait quelque chose de plus grand que je ne pouvais comprendre. Des années plus tard, le livre m’a fait la même impression. Le passé colonial et ses guerres ne me sont connus que par des lectures, et je n’ai aucun regret de tout cela. Pourtant, le récit de ses hommes désemparés après la perte de ce pourquoi on leur a demandé de se battre, de ce qu’ils considèrent être leur honneur est poignant. La longue agonie du Commandant, rythmée par ses piqures et celles de Phnom Penh et de Saigon rythmées par les infos entendues à la radio par l’équipage ne font qu’accentuer l’impression de la fin d’un monde.
Ce roman, et ce film me paraissent totalement incongrus dans notre société actuelle. Cela les rend presque inintelligibles.
Reste-il encore quelque chose dans notre société qui soit honorable, qui nous transcende, qui mérite qu’on se batte?
Je viens pour inhumer César, non pour le louer. Le mal que font les hommes vit après eux ; le bien est souvent enterré avec leurs os. Qu’il en soit ainsi de César. — Le noble Brutus vous a dit que César était ambitieux : s’il l’était, ce fut une faute grave, et César en a été gravement puni. — Ici par la permission de Brutus et des autres (car Brutus est un homme honorable : ils le sont tous, tous des hommes honorables), je viens pour parler aux funérailles de César. Il était mon ami, il fut fidèle et juste envers moi ; mais Brutus dit qu’il était ambitieux, et Brutus est un homme honorable. — Il a ramené dans Rome une foule de captifs dont les rançons ont rempli les coffres publics : César en ceci parut-il ambitieux ? Lorsque les pauvres ont gémi, César a pleuré : l’ambition devrait être formée d’une matière plus dure. — Cependant Brutus dit qu’il était ambitieux, et Brutus est un homme honorable. — Vous avez tous vu qu’aux Lupercales, trois fois je lui présentai une couronne de roi, et que trois fois il la refusa. Était-ce là de l’ambition ? — Cependant Brutus dit qu’il était ambitieux, et sûrement Brutus est un homme honorable. Je ne parle point pour contredire ce que Brutus a dit, mais je suis ici pour dire ce que je sais. — Vous l’aimiez tous autrefois, et ce ne fut pas sans cause : quelle cause vous empêche donc de pleurer sur lui ? Ô discernement, tu as fui chez les brutes grossières, et les hommes ont perdu leur raison ! — Soyez indulgents pour moi ; mon coeur est dans ce cercueil avec César : il faut que je m’arrête jusqu’à ce qu’il me soit revenu.
PREMIER CITOYEN
Il y a, ce me semble, beaucoup de raison dans ce qu’il dit.
SECOND CITOYEN
Si tu examines sensément cette affaire, César a essuyé une grande injustice.
TROISIÈME CITOYEN
Serait-il vrai, compagnons ? Je crains qu’il n’en vienne à sa place un plus mauvais que lui.
QUATRIÈME CITOYEN
Avez-vous remarqué ces mots : « Il ne voulut pas prendre la couronne ? » Donc il est certain qu’il n’était pas ambitieux.
PREMIER CITOYEN
Si cela est prouvé, il en coûtera cher à quelques-uns.
SECOND CITOYEN
Pauvre homme ! ses yeux sont rouges comme le feu à force de pleurer.
TROISIÈME CITOYEN
Il n’est pas dans Rome un homme d’un plus grand coeur qu’Antoine.
QUATRIÈME CITOYEN
Attention maintenant, il recommence à parler.
ANTOINE
Hier encore la parole de César aurait pu résister à l’Univers : aujourd’hui le voilà étendu, et parmi les plus misérables, il n’en est pas un qui croie avoir à lui rendre quelque respect ! Ô citoyens, si j’avais envie d’exciter vos coeurs et vos esprits à la révolte et à la fureur, je pourrais faire tort à Brutus, faire tort à Cassius, qui, vous le savez tous, sont des hommes honorables. Je ne veux pas leur faire tort : j’aime mieux faire tort au mort, à moi-même, et à vous aussi, que de faire tort à des hommes si honorables. — Mais voici un parchemin scellé du sceau de César ; je l’ai trouvé dans son cabinet. Si le peuple entendait seulement ce testament, que, pardonnez-le moi, je n’ai pas dessein de vous lire, tous courraient baiser les blessures du corps de César, et tremper leurs mouchoirs dans son sang sacré ; oui, je vous le dis, tous solliciteraient en souvenir de lui un de ses cheveux qu’à leur mort ils mentionneraient dans leurs testaments, le léguant à leur postérité comme un précieux héritage.
QUATRIÈME CITOYEN
Nous voulons entendre le testament : lisez-le, Marc-Antoine.
LES CITOYENS
Le testament ! le testament ! nous voulons entendre le testament de César.
ANTOINE
Modérez-vous, mes bons amis ; je ne dois pas le lire. Il n’est pas à propos que vous sachiez combien César vous aimait. Vous n’êtes pas de bois, vous n’êtes pas de pierre, vous êtes des hommes ; et puisque vous êtes des hommes, si vous entendiez le testament de César, il vous rendrait frénétiques. Il est bon que vous ne sachiez pas que vous êtes ses héritiers ; car si vous le saviez, oh ! qu’en arriverait-il ?
QUATRIÈME CITOYEN
Lisez le testament ; nous voulons l’entendre, Antoine. Vous nous lirez le testament, le testament de César.
ANTOINE
Voulez-vous avoir de la patience ? voulez-vous différer quelque temps ? — Je me suis laissé entraîner trop loin en parlant du testament. Je crains de faire tort à ces hommes honorables dont les poignards ont massacré César ; je le crains.
QUATRIÈME CITOYEN
Ce furent des traîtres. Eux, des hommes honorables !
LES CITOYENS
Le testament ! les dispositions de César !
SECOND CITOYEN
Ce sont des scélérats, des assassins. — Le testament ! le testament !
ANTOINE
Vous voulez donc me contraindre à lire le testament ? Puisqu’il en est ainsi, formez un cercle autour du corps de César, et laissez-moi vous montrer celui qui fit le testament. — Descendrai-je? y consentez-vous ?
LES CITOYENS
Venez, venez.
SECOND CITOYEN
Descendez.
TROISIÈME CITOYEN
Nous y consentons.
(Antoine descend de la tribune.)
QUATRIÈME CITOYEN
Formons un cercle, mettons-nous autour de lui.
PREMIER CITOYEN
Écartez-vous du cercueil, écartez-vous du corps.
SECOND CITOYEN
Place pour Antoine, le noble Antoine.
ANTOINE
Ne vous jetez pas ainsi sur moi, tenez-vous éloignés.
LES CITOYENS
En arrière, place, reculons en arrière.
ANTOINE
Si vous avez des larmes, préparez-vous à les répandre maintenant. — Vous connaissez tous ce manteau. — Je me souviens de la première fois où César le porta : c’était un soir d’été dans sa tente, le jour même qu’il vainquit les Nerviens. — Regardez ; à cet endroit il a été traversé par le poignard de Cassius. Voyez quelle large déchirure y a faite le haineux Casca ! C’est à travers celleci que le bien-aimé Brutus a poignardé César ; et lorsqu’il retira son détestable fer, voyez jusqu’où le sang de César l’a suivi, se précipitant au-dehors comme pour s’assurer si c’était bien Brutus qui frappait si cruellement ; car Brutus, vous le savez, était un ange pour César. Jugez, ô vous, grands dieux, avec quelle tendresse César l’aimait : cette blessure fut pour lui la plus cruelle de toutes ; car lorsque le noble César vit Brutus le poignarder, l’ingratitude, plus forte que les bras des traîtres, acheva de le vaincre : alors son coeur puissant se brisa, et de son manteau enveloppant son visage, au pied même de la statue de Pompée qui ruisselait de son sang, le grand César tomba. — Oh ! quelle a été cette chute, mes concitoyens ! Alors vous et moi, et chacun de nous, tombâmes avec lui, tandis que la trahison sanguinaire brandissait triomphante son glaive sur nos têtes. — Oh ! maintenant vous pleurez ; je le vois, vous sentez le pouvoir de la pitié. Ce sont de généreuses larmes. Bons coeurs, quoi, vous pleurez, en ne voyant encore que les plaies du manteau de notre César ! Regardez-ici : le voici lui-même déchiré, comme vous le voyez, par des traîtres !
PREMIER CITOYEN
Ô lamentable spectacle !
SECOND CITOYEN
Ô noble César !
TROISIÈME CITOYEN
Ô jour de malheur !
QUATRIÈME CITOYEN
Ô traîtres ! scélérats !
PREMIER CITOYEN
Ô sanglant, sanglant spectacle !
SECOND CITOYEN
Nous voulons être vengés. Vengeance ! — Courons, cherchons. — Brûlons. — Du feu ! — Tuons, massacrons. — Ne laissons pas vivre un des traîtres.
ANTOINE
Arrêtez, concitoyens.
PREMIER CITOYEN
Paix ; écoutez le noble Antoine.
SECOND CITOYEN
Nous l’écouterons, nous le suivrons ; nous mourrons avec lui.
ANTOINE
Bons amis, chers amis, que ce ne soit point moi qui vous précipite dans ce soudain débordement de révolte. — Ceux qui ont fait cette action sont des hommes honorables. Quels griefs personnels ils ont eu pour la faire, hélas ! je ne le sais pas : ils sont sages et honorables, et sans doute ils auront des raisons à vous donner. — Je ne viens point, amis, surprendre insidieusement vos coeurs ; je ne suis point, comme Brutus un orateur ; je suis tel que vous me connaissez tous, un homme simple et sans art qui aime son ami, et ceux qui m’ont donné la permission de parler de lui en public le savent bien ; car je n’ai ni esprit, ni talent de parole, ni autorité, ni grâce d’action, ni organe, ni aucun de ces pouvoirs d’éloquence qui émeuvent le sang des hommes. Je ne sais qu’exprimer la vérité ; je ne vous dis que ce que vous savez vous-mêmes : je vous montre les blessures du bon César (pauvres, pauvres bouches muettes !), et je les charge de parler pour moi. Mais si j’étais Brutus, et que Brutus fût Antoine, il y aurait alors un Antoine qui porterait le trouble dans vos esprits, et donnerait à chaque blessure de César une langue qui remuerait les pierres de Rome et les soulèverait à la révolte.
LES CITOYENS
Nous nous soulèverons.
PREMIER CITOYEN
Nous brûlerons la maison de Brutus.
TROISIÈME CITOYEN
Courons à l’instant, venez, cherchons les conspirateurs.
ANTOINE
Écoutez-moi encore, compatriotes ; écoutez encore ce que j’ai à vous dire.
LES CITOYENS
Holà, silence ; écoutons Antoine, le très noble Antoine.
ANTOINE
Quoi, mes amis, savez-vous ce que vous allez faire ? En quoi César a-t-il mérité de vous tant d’amour ? Hélas ! vous l’ignorez : il faut donc que je vous le dise. Vous avez oublié le testament dont je vous ai parlé.
LES CITOYENS
C’est vrai ! — Le testament ; restons et écoutons le testament.
ANTOINE
Le voici, le testament, et scellé du sceau de César. — À chaque citoyen romain, à chacun de vous tous, il donne soixante-quinze drachmes.
SECOND CITOYEN
Ô noble César ! — Nous vengerons sa mort.
TROISIÈME CITOYEN
Ô royal César !
ANTOINE
Écoutez-moi avec patience.
LES CITOYENS
Silence donc.
ANTOINE
En outre il vous a légué tous ses jardins, ses bocages fermés, et ses vergers récemment plantés de ce côté du Tibre. Il vous les a laissés, à vous et à vos héritiers à perpétuité, pour en faire des jardins publics destinés à vos promenades et à vos amusements. — C’était là un César : quand en naîtra-t’il un pareil ?
PREMIER CITOYEN
Jamais, jamais. — Venez, partons, partons ; allons brûler son corps sur la place sacrée, et avec les tisons incendier toutes les maisons des traîtres. — Enlevez le corps.