Il y a un an, presque jour pour jour, j’écrivais sur mes espoirs et craintes concernant la prise en charge d’internes en médecine dans l’établissement privé où je travaille.
Un an plus tard je me dis que j’étais bien bête de m’inquiéter car avoir un interne, deux à partir de lundi, est une aventure dont je me félicite tous les jours.
Nos deux premières internes furent fabuleuses de gentillesse, d’implication, et de dynamisme. Quand je me revois interne, je me fais l’impression d’avoir été une larve grognon par rapport à elles. Elles ont éclairé le service et nous ont poussés à améliorer notre façon de travailler.
Je ne vais pas écrire à leur place, mais je crois qu’elles ont été contentes de ce qu’elles ont appris. La dernière, dont la thèse approche à grands pas, va d’ailleurs continuer à faire des gardes et des remplacements chez nous. Je reviendrai plus tard sur ce point.
Notre enseignement est nécessairement différent du CHU, pas pire, pas meilleur, différent. Nous faisons en service de médecine de la gériatrie en sortie d’UHCD ou en sortie de cabinet de MG. Après le soin vient le temps non moins important de la recherche du meilleur devenir possible pour le patient âgé, et notre interne est impliqué(e) à chaque phase de la prise en charge.
Le futur interne de SSR verra de la cardio « de base », de la réadaptation et du post-aigu de coronaropathie, chirurgie cardiaque ou vasculaire… et cela devrait l’intéresser.
J’ai donc beaucoup moins de doute qu’il y a un an sur l’intérêt du secteur privé (et en particulier, pour être plus précis de notre propre intérêt ) dans l’enseignement de la médecine. Le médecin qui chapote le secteur médecine et moi avons néanmoins été très clairs dès le début: l’interne n’est pas une bête de somme taillable et corvéable à merci. Elles ne sont pas là pour palier à l’absence d’un praticien et nous ne les avons jamais laissées seules. Elles nous ont aidé au quotidien, c’est certain, mais toujours sur une base d’échange et de respect mutuel.
Je reviens sur le fait que l’interne de ce semestre va continuer à travailler avec nous. Dans un établissement privé, la recherche d’un médecin pour compléter une équipe, effectuer des remplacements ou assurer des gardes est une tâche usante pour le médecin responsable. Or, le passage régulier d’internes, notamment en fin de choix, permet un recrutement presque naturel qui amène là-aussi une grande bouffée d’air frais. Ils connaissent et apprécient la structure, nous les connaissons et les apprécions: que demander de plus à un remplaçant (voire plus si affinité et compatibilité de projet).
[…]
« Mon » interne vient de quitter mon bureau et nous nous sommes remerciés mutuellement.
La twittosphère médicale est agitée depuis 48h par le billet (et la suite) de Bruit des Sabots et la réponse de Perruche en Automne.
Plein de gens de qualité sont rentrés dans la mêlée, prenant position pour l’un ou l’autre des protagonistes. Au début, je me suis dit, tempête dans un verre d’eau, regardons le match, du débat nait la lumière.
Mais, comme souvent le débat a dévié et les coups bas et les rancœurs ont remplacé la raison. A mon sens, aucun des deux protagonistes n’a tort.
Le premier se pose des questions car il va devoir faire des choses contraires à son éthique pour obtenir un poste. Le second remarque avec ironie que l’auteur, et surtout les commentateurs du billet du premier, militants intransigeants d’une éthique Ô combien respectable acceptent de se compromettre, le premier pour un poste, les seconds pour soutenir le premier qui est « un des leurs ».
Tout le débat se résume à cela, surtout rien d’autre.
L’homme libre est sans cesse confronté à des choix cornéliens qu’il doit résoudre avec son passé, son éthique, ses aspirations, et des milliers d’autres paramètres qui ne sont jamais les mêmes.
Les gens qui pensent tout pouvoir résoudre avec leur éthique immaculée m’ont toujours impressionné. Franchement, sans ironie aucune.
Moi, je n’y arrive pas. Et je pense que Perruche non plus. Et c’est pour cela qu’il a été un peu taquin. Nous n’aimons ni l’un ni l’autre les gens qui parcourent les rues, menaçant du doigt et hurlant Penitenziagite!.
J’aime beaucoup Perruche, c’est mon conflit d’intérêt. Pour ceux qui ne le connaissent pas, ce n’est pas un donneur de leçons qui toise tout le monde, surtout les généralistes, du haut de sa chaire universitaire. Son recul sur les sujets qu’il traite et sa rugosité, feinte ou non, obligent toujours à réfléchir. Ceux qui pensent que Perruche est un puissant méchant Mandarin imbu de lui-même qui se paye un pauvre gentil généraliste se trompent totalement. C’est un homme de bien, respectueux, qui ignore la condescendance. Son billet taquin, très second degré est bien conforme au personnage, car il fait réfléchir.
Je connais moins Bruit des sabots, c’est aussi dans un sens un conflit d’intérêts. Il se pose les bonnes questions, et la façon qu’il a de se les poser ne peut que l’honorer. Mais peut-être qu’il a mis la barre de son éthique un peu trop haut pour notre monde. Nous avons besoin d’idéalisme pour nous servir de compas dans la vie. Mais ce n’est pas parce que le capitaine a décidé que le cap est plein nord qu’il faut se fracasser sur les récifs qui sont sur la route choisie. On peut les contourner, les récifs, non? Puis après, « essayer autant que possible » de garder le cap. Tout est dans ce « autant que possible », c’est là que réside l’essence du bien et toute la difficulté de l’exercice. Prend ce poste, nom de Dieu! Certes, tu ne changeras pas le système d’un iota, mais tu seras une source de connaissances et un modèle d’inspiration pour tes étudiants! Tu leur montreras le bon cap en leur apprenant comment éviter les écueils. Arrête de te poser des questions, un peu c’est bien, trop c’est abuser! Si tu refuses ce poste, combien d’étudiants ne vont pas pouvoir bénéficier de ton enseignement? Dis-toi que tu ne prends pas ce poste que pour ta petite personne, mais surtout pour les autres, ceux que tu vas former. Le lycée Lacordaire à Marseille a une devise magnifique: Réussir pour servir. Prends ce poste et sers!
Je me la ramène, mais en fait, je n’ai de leçons à donner à personne. Je vais vous décrire quelques situations qui depuis 2009 illustrent ma non-façon de gérer le problème de la compromission avec les labos.
En 2009, j’étais probablement plus militant que maintenant, et encore un client de la grosse Adrienne de Montalant. J’accepte de faire une EPU au fin fond de la Provence, et je me pose les mêmes questions que Bruit des Sabots ici. Malgré les concessions faites pour préserver la haute vision de mon éthique, je me suis fait secouer dans les commentaires. J’y suis allé et ce que j’ai vu m’a écœuré, confortant finalement ma position de ne pas fréquenter les labos.
2013, je traverse la rue et je prends mes habitudes à l’Hôtel des 3 faisans, je deviens le responsable médical de ma clinique. Il faut organiser des EPU pour faire connaître l’établissement et se rendre à certaines pour renforcer les liens avec les correspondants. Faire tourner une clinique, c’est aussi permettre à des ASH de ne pas avoir à rester à la maison, non payé(e)s parce que des services sont vides. Ce n’est donc pas que pour mon ego et ma carrière que je me bats. On inaugure le service de médecine, je décide de me passer des labos pour cause d’éthique. Bilan de la soirée financée exclusivement par la clinique, sur 50 invitations lancées, un seul médecin a fait le déplacement. Je peux vous dire qu’il a eu du mal à tout finir… Que fais-je maintenant? Et bien, je délègue l’organisation de ces EPU, sponsorisées par l’industrie, à des confrères/consœurs qui ont de bonnes relations avec elle. Je ne m’en occupe pas, et je n’y vais pas. Pas très éthique, certes, mais si quelqu’un a une solution permettant de laver plus blanc que blanc, je suis preneur.
Autre situation: le groupe pour lequel je travaille organise des journées pour les médecins coordinateurs. Ces journées sont « obligatoires », et elles sont financées par l’industrie (heureusement pour l’instant que des labos de matos que je n’utilise pas). Je signe donc à chaque fois une convention. Faut-il que je démissionne pour satisfaire ma soif d’éthique? L’éthique immaculée ne paye malheureusement pas les crédits.
Dernière histoire, la pire d’un point de vue moral, puisque la filouterie se rajoute à l’évanescence de mon éthique. Je me rends récemment à une EPU, pour le sujet présenté et pour développer les partenariats, toujours pour ma clinique. La soirée est financée par un labo pharmaceutique (donc médoc que je prescris). Je me pose des tas de questions avant d’y aller: je me dis que je vais rester à l’extérieur de la salle de conférence et ne pas toucher au buffet. Je me le dis finalement pas tellement pour mon éthique (je dois donc en avoir de moins en moins au fil du temps), mais pour garder ma DPI vierge. Le jour arrive, je rentre finalement dans la salle, car personne, absolument personne ne se pose des questions comme moi, et reste dans le couloir entre les toilettes et la porte d’entrée. En plus, après 12h de boulot, j’ai un peu faim. Chance, je rentre avec un groupe et je ne suis pas obligé de signer la présence, ma DPI restera donc vierge. Pire que tout, les canapés étaient excellents (j’avais vraiment faim). Finalement, pour un tas de raisons, je n’assiste pas aux présentations. Mon éthique rassasiée est donc pour autant sauve?
Bref, je ne suis pas en position de donner des leçons d’éthique. Je me garderai bien de le faire. Mais je vous ai raconté ma vie pour vous montrer qu’elle est faite d’une suite de compromissions quasi toutes nécessaires. Si vous avez la chance de n’avoir à prendre en compte que votre éthique pour choisir, tant mieux pour vous, j’aimerais bien être à votre place. Sinon, et bien, faites du mieux que vous pouvez, et tracez votre sillon « autant que possible » guidé par votre éthique, sans rougir des remarques des autres.
La vie m’a aussi montré que l’on traverse bien souvent la rue, et qu’il faut donc prendre garde à rester modeste et à ne pas cracher sur ce que l’on risque de devenir.