Je me suis remis à lire, et j’ai eu une pulsion infernale, relire Le Guépard de Tomasi di Lampedusa. J’ai fouillé toute ma bibliothèque dans l’urgence, et bien entendu, je ne l’ai pas trouvé. Je l’ai donc racheté frénétiquement.
Cette œuvre m’avait fortement impressionné en 2008, et comme toujours, comme il faut être deux pour lire, le livre et soi, sa relecture a eu une saveur très différente de la première fois. J’ai changé depuis 2008, et je n’ai pas lu le même texte qu’alors, même si les mots sont restés rigoureusement les mêmes. Je n’ai pas surligné mentalement les mêmes passages, du moins pas tout à fait. J’ai souri en relisant « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change.« , et quelques passages, dont celui sur les grenouilles de la scène du bal qui permettent à toute l’ironie désespérée de Don Fabrizio/Tomasi di Lampedusa de se déployer, mais ce ne sont pas ces lignes qui m’ont le plus marqué.
Cette fois, j’y ai moins lu le destin d’une classe sociale que celui d’individus. Et comme Tomasi di Lampedusa se savait condamné lorsqu’il a écrit Le Guépard, on ne peut pas dire que le pronostic des personnages soit bien bon:
Chez Angelica, proche désormais de ses soixante-dix ans, on pouvait encore percevoir plusieurs traces de beauté ; la maladie qui la transformerait trois ans plus tard en une larve pitoyable était déjà à l’œuvre mais elle se tenait tapie dans les profondeurs de son sang ; les yeux verts étaient encore ceux d’autrefois, les années les avaient à peine ternis et les rides du cou étaient cachées par les souples rubans noirs de la capote que, veuve depuis trois ans, elle portait avec une coquetterie qui pouvait sembler nostalgique.
C’est ce passage qui m’a le plus marqué.
Dans un certain sens, l’effroyable inéluctabilité du destin de la très belle Angelica, voulue par l’auteur et connue du seul lecteur me fait penser à certains moments de ma vie de médecin. Parfois, pour le meilleur et pour le pire, nous sommes les lecteurs de la vie de nos patients.
Le chapitre de la mort de Don Fabrizio m’a aussi paru différent. Je n’ai pas tellement vu le bilan, finalement bien maigre que fait le Prince agonisant sur sa vie, mais je me suis demandé de quoi il était mort. Déformation professionnelle, ubris démesuré du cardiologue, mais je suis presque certain qu’il est mort « du cœur ». Je vois bien un bloc auriculo-ventriculaire de haut degré avec pouls lent permanent et syncopes sur torsades de pointe.
En 1910, il n’y avait pas de stimulateur cardiaque. Même dans le cas contraire, je ne suis pas certain que le Prince ait daigné se faire implanter, trop pressé qu’il était de quitter la médiocrité d’un monde terrestre qui s’effondre sur lui-même pour rejoindre l’immensité parfaite et sereine du ciel, aux côtés de Vénus.
Bonjour,
Je me permets une question : as-tu relu avec l’ancienne ou la nouvelle traduction du Guépard ?
Une deuxième : Ce que tu dis sur la vieillesse est à rapporter au dernier (je crois) film de Visconti « Violence et Passion » où Burt Lancaster, vieil érudit mélomane est confronté à la violence de la société italienne et où Visconti, en fin de vie, avoue qu’il est au bout du chemin…
Une troisième : as-tu fait l’aller retour entre les deux livres que tu as lus et le film de Visconti que tu as dû voir ?
Enfin : quand on relit un roman nous avons certes changé en le relisant, et quand le roman est épais, il est impossible de « tout » se rappeler, mais c’est la société elle-même qui a changé et c’est un jeu au moins triangulaire entre des mois présents et anciens, une société présente et ancienne et une oeuvre qui ne peut exister en « soi ».
Bonne journée.
Bonjour, je l’ai lu dans sa nouvelle traduction, celle de Manganaro. la première était comment?
J’ai vu le film la semaine dernière. Je ne suis pas cinéphile, et je n’ai pas éé sensible à l’œuvre de Visconti. Seul Burt Lancaster m’a impressionné (même pas la sublime Claudia…). Le côté « politique » de ce film m’a un peu gêné car Lampedusa ne semble pas s’en soucier le moins du monde.
Pour la société, je ne crois pas que son évolution ait changé ma vision de ce roman. Je présume que cela doit être différent en fonction des œuvres…
Il y a une assez belle lecture d’extraits de ce texte sur France culture. Les choix sont arbitraires mais l’écoute est très agréable. Je pense que c’est accessible sur le site fictions.
Oui, j’ai vu!
Il vaut mieux entendre dans ce cas, hihihi 😉
» Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. »
et j’avais plutôt en tête « si nous voulons que tout redevienne comme avant, il faut tout changer … »
C’est vrai que la phrase peut avoir différentes acceptions selon les différentes traductions, « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi ! »
Je me souviens d’un professeur de médecine de notre vieille faculté du sud, plutôt apprécié et reconnu, d’origine pieds-noirs, qui ne manquait jamais une occasion de sortir la phrase dans chacun de ses cours, le petit jeu consistait pour lui à bien placer la phrase et pour nous étudiants,dans l’attente de la fameuse réplique qui fit le « buzz » dans notre fac pendant qq années …!!
On peut s’interroger sur ce qui doit changer ou ne pas changer et rester « comme avant », sur les fondamentaux, les valeurs, le progrès .. le changement, les « révolutions » ou les conversions … « une conversion » n »étant qu’une demi révolution !! conversions politiques ou religieuses, à l’économie de marché, au privé ou au public, aux médecines alternatives ou l’EBM …
Mais il est aussi question dans le Guépard des pouvoirs et des autorités, des « aristocraties » à chaque époque et de leurs transmissions , des conflits d’intérêt qui se constituent inévitablement dans tous les groupes et activités humaines, à commencer dans le médical ou la santé …
La phrase, « Nous fûmes les guépards, les lions ; ceux qui nous remplaceront seront les chacals et les hyènes. » me fait penser à celle de F Mitterrand rapportée par GM Benamou, reprise dans le film le promeneur du Champ de Mars : “Je suis le dernier des grands présidents. Après moi, il n’y aura plus que des financiers et des comptables. (…) et tous, guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre.”
Le monde change, les hommes meurent mais les hommes restent des hommes … et toujours pas mal à reprendre ou à défaire ou à refaire pour chaque génération … et toujours la même question, un autre monde est il possible ?
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