Novlangue et développement durable du néant sociétal transversal et subsidiaire

Le titre de l’article m’avait pourtant alléché: « Lancement de médicaments : un nouveau modèle s’impose pour l’industrie pharmaceutique« .

Et aussi le prestige de son éditeur: lemonde.fr!

Je me suis dit, voilà un sujet passionnant, qui doit être traité avec brio par un journaliste, vieux briscard expérimenté, 30 ans de boite au journal Le Monde, dans le département « santé ».

Ça va être du lourd!

Et bien non, j’avais juste oublié que lemonde.fr est en grande partie écrit par ses abonnés, pigistes qui ne sont payés que par la fierté d’avoir un texte publié sur leur site.

En fait le texte est une jolie page de publicité pour une agence de communication dont le créneau est la « communication santé durable ». L’auteur, un confrère, est son directeur.

Je vous laisse lire cet article et le savourer.

Presque chaque phrase est soit vide de sens, soit un truisme, soit un non sens.

Je ne vais prendre qu’un seul exemple, la phrase d’entame: « Les enjeux de développement durable qui menacent la pérennité de notre système de santé offrent à l’industrie pharmaceutique l’opportunité de faire évoluer ses pratiques de promotion vers un modèle plus vertueux et ainsi d’améliorer son image en démontrant qu’il est possible d’être à la fois profitable et louable dans ce marché si sensible.« 

Bon d’accord, il a réussi à caser « développement durable » et « vertueux » dans la même phrase, mots qui comptent triple dans le Scrabble® des mots à sortir pour avoir l’air d’être dans le Zeitgeist (j’adore ce mot).

Qu’est ce qu’un enjeu?

Selon les définitions trouvées dans le wiktionnaire: « Ce que l’on risque de gagner ou de perdre dans une entreprise, une compétition. » ou « Objet d’une compétition« .

Un enjeu est donc quelque chose de positif, qui vaut la peine que l’on se batte pour l’obtenir.

Personne n’ira se battre pour un truc tout pourri et/ou toxique.

Qu’est-ce qu’un « enjeu de développement durable »?

Assez facile là-aussi.

C’est quelque chose de positif qui pourra donc être obtenu grâce au développement durable.

Par exemple permettre à nos petits enfants de continuer à pouvoir se baigner dans la mer ou l’océan sans avoir à enfiler un maillot de bain NBC…

Que sais-je encore?

Bon, là où il faut m’expliquer, c’est en quoi un enjeu, a priori donc positif, but à obtenir via le développement durable peut menacer la pérennité de quoi que ce soit?

Un truc pourri et/ou toxique, oui.

Mais un truc tout mimi et/ou qui vaut le coup que l’on se batte pour lui, non.

Et notamment la pérennité du « système de santé »?

Ne serait-ce pas une phrase qui a l’air de vouloir dire quelque chose, mais qui en fait ne veut rien dire?

Ne serait-ce pas une phrase tellement vide de sens qu’elle en devient  non-sens?

J’aurais plutôt écrit quelque chose du genre: « Les conséquences de l’absence de développement durable, qui menacent la pérennité de notre système de santé offrent …« 

Je vous conseille aussi d’aller sur leur site et de lire les résultats et surtout les questions posées au cours du baromètre ETIK 2008.

Vous n’allez pas le croire, les résultats de ce sondage sont proprement incroyables et révolutionnaires.

Près de 79% des répondeurs (parmi les médecins généralistes) considèrent que la « gestion responsable du risque médicamenteux: information transparente et réactualisée sur les effets secondaires des médicaments (pharmacovigilance) » est une action considérée comme « très intéressante ou intéressante de la part d’un laboratoire pharmaceutique ».

Incroyable, je vous avais prévenu.

Je reste étonné que 21% des confrères se fichent totalement des informations de sécurité que doivent réglementairement fournir les firmes pharmaceutiques aux autorités de régulation. A mon avis, ils ont du faire comme un copain confrère qui fait répondre à ce genre de sondages sur internet par son fils de 7 ans (véridique).

46.5% des mêmes répondeurs trouvent que le niveau de l’industrie est bon pour ce point particulier.

L’agence y voit une marge de progression de 32.5% (79-46.5), qu’elle se propose bien entendu d’aider à combler tout laboratoire qui aura le bon goût de faire appel à ses services, afin que « Pour le laboratoire, une partie de ses dépenses promotionnelles se transforme ainsi en investissement sociétal, valorisable en toute transparence.« 

« Sociétal » et « transparence », encore deux mots qui comptent triple dans la même phrase.

Chapeau bas, l’artiste.

Je vous propose un petit jeu pour essayer de lui arriver à la cheville.

Essayez de caser dans un même texte, consacré à la santé, le maximum de mots appartenant à la liste suivante:

  • développement durable
  • enjeu sociétal
  • transparence
  • modèle vertueux
  • pérennité
  • Grenelle de l’environnement
  • transversal et subsidiaire (ou vice versa)
  • respectueux de l’environnement
  • éducation thérapeutique
  • santé 2.0
  • exemplarité
  • concept novateur/idée novatrice
  • dynamiser la communication santé
  • médias sociaux
  • ressources limitées
  • formaliser/formalisation
  • identifier les besoins/le processus
  • investissement socialement responsable
  • démarche qualité
  • Zeitgeist ou Schadenfreude (aucun rapport, mais faire de la com’, ça se mérite un peu, quand même)
  • mettre le patient au centre de nos préoccupations (ou sa variante « au centre de son projet thérapeutique »)
  • benchmarking

Si vous en voyez d’autres, n’hésitez pas, on pourrait en faire un wiktionnaire.

Comme l’original, pas besoin qu’il y ait un sens, simplement une impression globale et lointaine que le texte a une signification.


Termes médico-technocratiques (2)

Nouvelle (petite) fournée récente (les dernières ici et ici):

Sensibiliser sans cesse et auditer.

Et vice-versa…

On fait les choses, il faut formaliser ce qu’on fait.

Faire les choses ne suffit plus depuis l’ère des certifications/accréditations. Avant, ça suffisait, maintenant, non. Maintenant, il faut les « tracer », les « formaliser ». Les faire n’est que secondaire, et à la limite, on s’en fiche qu’elles soient faites. Ce qui est important pour la certification, c’est qu’on puisse les retrouver sur un bout de feuille ou dans un dossier informatique. Je pense que certains parmi vous pensent que je caricature en disant que formaliser est plus important que faire. Et bien non. Formaliser est bien plus important que faire, c’est même ce qui occupe 90% de nos réunions et entre 20 et 30% de notre « temps médical », qui porte de moins en moins bien son adjectif.


Termes médico-technocratiques (1)

Petite moisson ce jour, mais heureusement, l’intervention d’une envoyée du « siège » (Cf définition ici) a un peu egayé une longue réunion.

Le temps par minute.

Euh, ça dépend. Soixante secondes, c’est ça la réponse? En fait, non, si j’ai bien compris, cette notion se réfère à la cotation d’actes de rééducation. Or, une minute de kiné respiratoire ne « vaut » pas la même chose qu’une minute de tapis roulant, par exemple. Comme le temps c’est de l’argent, le temps par minute peut être variable!


Il faudra collecter les points IVA générés par la semaine patient.

IVA, c’est « Indice de Valorisation de l’Activité », et non pas Inter-Ventriculaire Antérieure, comme nous l’avions tous compris. « Semaine patient », ne me demandez pas ce que c’est, ça paraît simple, mais ça ne l’est pas.


Les points IVA dépendent du nombre de points CMC, de l’âge du patient, de la finalité principale, de la pondération et de la présence ou non de diagnostics associés.

Réponse qui nous a été faite lorsque nous avons demandé ce que signnifiait IVA. Nous n’avons plus rien demandé par la suite. L’explication m’a vaguement rappelé une blague immémoriale sur l’âge du capitaine.


Formalisation de la procédure d’alerte avec les procédures de vigilances sanitaires ascendante et descendante.

Enfin du vrai jargon médico-technocratique comme je les aime! Là aussi, je ne sais pas trop à quoi ça correspond, mais il semble que cela ait été fait en 2008 dans le cadre du CLIN. Tout le monde était (semblait?) très fier de l’avoir fait, en tout cas. Je n’ai pas de chance, je ne fais pas partie de cette instance…




Ouf!

L’accréditation est passée, semble t’il avec succès. Tant d’efforts et de réunions pour ces trois jours et demi de visite des experts-visiteurs, cela semble presque dérisoire.

Ce qui me semble surtout dérisoire dans cette affaire, est l’activité de la cellule qualité. Ont-ils voulu dépasser très largement les attentes des experts, ont-ils voulu apposer leur empreinte dans le fonctionnement de l’établissement, ou sont-ils totalement déconnectés à la fois de la réalité des soins et de l’accréditation elle-même ? Je ne saurais le dire.

Depuis bien longtemps, je n’ai pas alimenté la rubrique « termes médico-technocratiques » qui vous avait tant plu. Comme je l’ai dit à plusieurs reprises, ce jargon est pauvre dans le fond et la forme, ma pêche aux bonnes expressions a donc vite tourné en rond. De plus, j’ai évité consciencieusement d’assister aux réunions ou ma présence n’était pas statutairement indispensable.

Pour me faire pardonner, voici l’intégrale du dictionnaire des termes médico-technocratiques, et quelques inédits qui datent de la semaine dernière. Pour ceux qui ne connaissent pas cette rubrique, je vous assure que je n’ai rien inventé, tout est véridique!

Je vais vous faire rêver.

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Nouvelle rubrique dans Grange Blanche !
Je vais collecter les plus belles expressions technocratiques glanées au cours des différentes réunions auxquelles j’assiste (CME, CLUD, COMEDIMS, préparation des EPP…), et leur accoler une définition (si j’arrive à en trouver une).
Ne perdons jamais de vue le but ultime de toutes ces réunions: améliorer les soins que nous apportons aux patients. Et cela, même si ces réunions sans fin amputent largement le temps consacré à ces mêmes soins (shuut, ça, il ne faut pas le dire…).

Statuer.
Synonyme du trop prolétarien « décider ». Probablement à la mode car il se rapproche phonétiquement de « statufier ».

Acter.
Synonyme de « rédiger ». Là aussi, bien plus classe, car on pense à un acte notarié, ou mieux, on envisage déjà l’action que ce texte ne va pas manquer d’induire.

Ouvrir la communication à fond.
Synonyme de « communiquer », mais a priori, ça ne suffisait pas. A fond les manettes !

Formalisation globale.
Synonyme de document, ou note de service.

Uniformiser.
Mot très à la mode, à utiliser au moins une fois par minute.

Problématique.
Là aussi, très à la mode. La vie est une immense problématique.

Logique de management.
Expression vide de sens, mais un mot anglais impressionne encore pas mal. Bientôt, il faudra connaître l’expression chinoise…

Identifier les besoins.
Synonyme d’écouter. Du moins, c’est ce que disaient les vieux médecins quand ils arrivaient au chevet de leur patient.
« Je vais identifier vos besoins », ça en jette bien plus que « Je vous écoute » !

Le siège.
Sous-entendu le « siège social ». Bien moins haut que « au plus haut des cieux », mais pas beaucoup moins puissant.

Il faut protocoliser le « si besoin ».
Pas à proprement parler du jargon médico-technocratique, mais une bien belle expression tout de même. Au lieu de prescrire 2*dafalgan « si besoin », on doit maintenant écrire « 2*dafalgan si EVA>2 ». Ca ne change rien, c’est ça qui change tout.

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Qualiticien(nne).
Tout d’abord, phonétiquement c’est un très vilain mot.
Pourrait devenir une insulte passible de poursuites pénales dans un avenir proche, si les acteurs du domaine de la santé décidaient d’arrêter de marcher sur la tête (peu probable toutefois).
Parasite qui vous les brise menu menu en vous apprenant à mieux soigner vos patients, alors que souvent, ses connaissances du monde médical tiendraient entièrement dans le premier quart d’heure d’un seul épisode de «L’Hôpital », grandiose série médicale de TF1, heureusement défunte.
Pour donner un exemple non médical : un(e) qualiticien(ne) serait capable de faire un sermon moralisateur à Stephen Hawking car il ne se tient pas droit devant sa tablette et qu’il oublie parfois de mettre un w majuscule au terme « Wormhole » en début de phrase.
Comme l’a très bien dit l’excellentissime Doudou, le/la qualiticien(ne) personnifie pour moi les « Hollow Men« .
Mille pardons pour tous les qualiticien(ne) qui me lisent, il y en a peut-être des biens, mais je hais la mienne (et elle me le rend bien).

Accréditation.
Seule raison de vivre des parasites sus-cités.
Curieusement, les critères sont extrêmement sévères pour le secteur privé, alors que mon CHU, malgré son état de délabrement avancé les obtient toujours haut la main. Les accréditeurs ne sont toutefois pas dénués d’humour puisque le service qui a reçu le plus de louanges est… la morgue (véridique).
« Deux poids, deux mesures » rendues nécessaires par le fait que l’on ne peut décemment pas fermer un Hôpital public pour raisons sanitaires ou pour avoir échoué à une accréditation.
Ca ne ferait pas sérieux.

Cellule qualité.
Deux sens : lieu de travail des qualiticien(ne)s ou groupe de plusieurs qualiticien(ne)s.
Les deux m’évoquent le vide intersidéral.

V(isite)1, V(isite)2, V(isite)3,…
Parcours d’obstacles créé par cette fameuse « accréditation ».
Sorte de rocher de Sisyphe des médecins modernes qu’on a jugé manifestement trop désoeuvrés en haut lieu.

Mettre le patient au centre de nos préoccupations.
Au choix du lecteur (en fonction de son degré de conscience/de cynisme): truisme, grosse rigolade ou vaste hypocrisie.
A mon avis, le fait d’avoir des patients à soigner nous gène considérablement pour faire des réunions faites pour « mettre le patient au centre de nos préoccupations ».
On devrait ne plus soigner de patients, on pourrait faire des réunions de 8h à 18h tous les jours pour écouter doctement la cellule qualité.

Réunion de travail.
Oxymore parfait pour tout médecin digne de ce nom.

Feuille d’évènements indésirables.
Grande préoccupation de toute cellule qualité digne de ce nom qui se doit de posséder sa « Bocca di leone » où les glisser.

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F(ormation) M(édicale) C(ontinue)
« Machin », dans son sens gaulliste.
A la base, devait obliger les médecins à une remise à niveau régulière.
La particularité du « Machin » est sa complexité, notamment la multiplicité des intervenants (crédits, Conseil Régional de la FMC, CDOM, CROM…), ses menaces nébuleuses et surtout l’absence de financement public.
Les autorités sanitaires, dans leur grande sagesse envisagent donc de faire financer la FMC par l’industrie pharmaceutique.
Dans une seconde phase (encore gardée secrète) ces mêmes autorités envisagent de faire directement prescrire les médicaments par les visiteurs médicaux, et ainsi de se débarrasser des intermédiaires inutiles que sont les médecins qui gaspillent l’argent public.
Comme souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

E(valuation) P(ratiques) P(rofessionnelles)
Un des dispositifs majeurs de cette FMC.
Pour simplifier : Qu’est-ce que je fais ? Que font les autres ? Puis autocritique constructive sur une estrade devant l’assemblée des patients réunis, avec les grilles d’EPP attachées au cou.
Ah oui, ne pas oublier de prévoir à l’avance un remplacant.

Auto-évaluation
Mao Zedong, le petit livre rouge, le grand bond en avant, ça vous dit quelque chose ?
Non ?
Tant mieux.

Benchmarking (parangonnage)
Deux termes totalement obscurs que l’on peut traduire par le mot « comparaison ».
Dans ce cas, il s’agit de la comparaison entre un référentiel (voir infra) et nos pratiques médicales
Encore une preuve que l’activité principale des gens qui rédigent tous les manuels d’accréditation est de traduire des mots usuels de la langue française en mots anglais, ou en termes français imbitables.
Il faut bien justifier son salaire et se donner l’impression d’être utile à la marche du monde.

Référentiel/Référent
Correspond soit à une personne (le référent), soit à une recommandation médicale publiée dans la littérature (le référentiel).
Le médecin désigné par ses pairs comme référent dans un domaine particulier est souvent celui qui est le moins nul sur le sujet, ou celui qui est absent au cours de la réunion.
Le rôle principal du médecin référent est de taper l’intitulé de son sujet de prédilection sur Google, puis de faire un copier/coller d’un texte pas trop mauvais sur un papier à en-tête de la clinique, puis de le faire valider par la CME suivante en clamant bien fort « c’est moi qui l’ai fait ! ».
En général, l’enthousiasme général est tel que la direction décide de publier le texte sur le site web de la clinique (voire sur celui de l’HAS). Le texte est alors copié/collé par un autre médecin référent, et ainsi de suite.
J’ai eu ainsi la surprise de retrouver, à peine modifiée, « ma » recette de makrouts dans un référentiel HAS sur la prise en charge des patients diabétiques.
Quant aux référentiels, l’exemple donné ci-dessus montre à lui seul leur valeur scientifique.
Une seule petite remarque : Copernic avait tort. Notre univers ne tourne pas autour du Soleil, mais autour d’un référentiel.

« EPP : d’une démarche imposée à un engagement volontaire ».
Sujet de recherche idéal pour le médecin qui désire bien se faire voir.
L’HAS, les accréditeurs et les qualiticiens(nnes) adorent avoir l’impression que nous nous engageons volontairement, avec bonheur et confiance dans la voie lumineuse tracée par les démarches d’EPP.
Dans pas très longtemps, je suis sûr que certains vont dire et écrire que « le devoir de chacun est d’ essayer, dans l’esprit de l’HAS de travailler dans sa direction ». Mais je dois être un déviant.

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Nouvelle réunion ce jour, et nouvelle moisson.

Il faut formaliser l’acheminement du plateau repas au patient.
Autre moyen de dire qu’il faut amener le plateau repas du chariot à la tablette du patient. Cette formalisation devrait prendre au moins 3 réunions (faut-il amener le plateau avec les deux pouces sur les côtés du plateau, ou au dessus ?).

Il faut redynamiser le CRUQ (Commission des Relations avec les Usagers et de la Qualité de la prise en charge).
Ca fait deux ans qu’on ne fait plus de réunions, il va falloir les reprendre. Même les associations de patients se sont lassées, c’est dire.

Globaliser le tout pour faire un programme global.
Se passe de commentaires.

Les formations n’ont pas été paramétrées par le groupe.
Synonyme de « Le groupe n’a rien prévu », mais le ton est moins accusateur.

Il faut confronter l’existant avec les procédures et faire un mix.
A ce niveau de réflexion, on rentre dans des considérations philosophiques élevées.

On fait un scoring pour savoir s’il faut faire une bandelette urinaire.
L’IDE du XXIème siècle va devoir nettement plus réfléchir que celles du siècle précédent avant de faire une simple bandelette. Imaginez ce que cela va être quand il leur faudra faire une prise de sang. Là aussi, au minimum trois réunions.

C’est formalisé au niveau d’une procédure.
C’est comme au scrabble, mais ici ce sont les mots qui comptent double. « Formaliser » compte triple, vous l’aurez deviné.

Il faut trouver une meilleure amélioration.
Un seul mot : grandiose

Un local intermédiaire.
Synonyme de débarras.

Identifier, formaliser, fusionner.
Les trois mots qui ont conclu la réunion.
« Tout est dans tout et vice-versa » aurait pu être une alternative séduisante.

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Nouvelle réunion des instances de la clinique, donc nouveau tome du dictionnaire.
Je suis assez déçu de ma moisson, peut-être ai-je sommeillé après ma nuit presque blanche de garde.
Mais en fait, je crois que le vocabulaire médico-technocratique est finalement assez réduit et je me retrouve à noter des termes et expressions déjà cités dans les précédentes éditions de ce dictionnaire.
La pauvreté intellectuelle de ce jargon est encore accentuée par sa pauvreté sémantique.

On affine, on réfléchit, on homogénéise.
Une phrase forte qui peut s’appliquer à tout, et dont l’énonciation ne sert donc à rien

Rien n’est acté.
Verbe « acter » déjà cité.
Synonyme de « on a rien écrit », mais cette tournure de phrase permet de faire passer la pilule, sans pour autant s’abaisser à faire des excuses.
Exemple pratique : vous n’avez toujours pas souhaité les vœux du nouvel an à un parent proche, et on vous le reproche.
Répondez par « Je n’ai pas encore acté mes vœux ».
Pour un peu, c’est le parent qui va se sentir coupable.

Une problématique locale.
Déjà cité.
On savait que la problématique était partout. Mais là, elle est locale, nuance.
Cette périphrase suave décrit la situation d’une clinique ou une soixantaine de médecins avides et enragés sont en train de se bouffer le foie.
Délicat euphémisme, donc.

On va faire des flashs dans le livret d’accueil patient.
J’ai déjà signalé le pouvoir attractif de termes anglophones utilisés à la place de termes français usuels.
Dans ce cas, il ne s’agit pas de surprendre le patient en excès de vitesse de lecture, ni même de l’éblouir, mais simplement de l’informer au sujet de procédures mises en place dans la clinique.
En français : « On va étoffer les informations contenues dans notre livret d’information ». Mais ce lui qui oserait énoncer une telle phrase en pleine réunion des instances passerait au choix pour un simple d’esprit, ou un dangereux subversif.

On va formaliser le protocole.
Grand classique, déjà cité, mais c’est tellement bon…

On le laisse à l’appréciation du protocole.
Là, on passe à la vitesse supérieure.
On prête une existence propre à un protocole. Celui-ci est alors doué de raison, de sentiments, voire de sensibilité. Ceci lui permet d’apprécier l’action des êtres humains régis par lui.
Cela m’inspire la transposition suivante des lois d’Asimov que je tiens absolument à appeler pour la postérité « Les trois lois de la protocologotique » (et non pas la proctologothique, science dont je vous laisse imaginer l’objet des recherches) :

  • Première Loi : Un protocole ne peut ni porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger ;

  • Deuxième Loi : Un protocole doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première Loi ;

  • Troisième Loi : Un protocole doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième Loi.

Globalement parlant, et de façon partagée…
Entame de phrase sublime et vide de sens, et donc parfaitement consensuelle.

Il faut tout construire et formaliser.
Construire et formaliser ou formaliser et construire ? Là est la question.

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Nouvelle réunion pour quelques expressions de plus… Mais comme je l’ai déjà dit, on tourne un peu en rond.

On a essayé d’identifier les processus…
Uhmm, je suis incapable de me rappeler de quels processus il s’agit. Mais je crois que sur le coup, je n’ai pas compris non plus de quoi on parlait. L’important finalement n’est pas le processus lui-même, mais le fait de l’avoir correctement identifié et formalisé.

Constituer des groupes de travail.
Préalable à tout.
Vous ne saviez pas, mais la Bible a été tronquée par des moines copistes négligents.
Le vrai début est :
« Avant le commencement, Dieu créa un groupe de travail. »

Vous ferez les réunions et vous coterez.
Quoi, on ne sait pas. Mais il s’agit d’un autre verset tronqué de la Genèse.

On bidouille informatiquement.
Nouvel adverbe qui devrait entrer dans la future édition du « Robert ».

Je propose que S… formalise l’arborescence de la cartographie des processus.
Pauvre S…, on lui a réservé un bien sale boulot.

On va assurer une logique de gestion des horaires du personnel.
Synonyme du trop simple « on va adapter les horaires du personnel ».
Mais logique et gestion sont des mots qui comptent double dans le scrabble médico-technocratique.

Je vais impulser la démarche.
Verbe dérivé de impulsion. Son seul intérêt est qu’il ressemble vaguement à un terme anglais. Ca fait chic dans une phrase.

C’est le circuit de la procédure.
Silverstone ? Monza ? Nürburgring ? ou le bureau de la cellule qualité (départ à partir du tapis de souris, 25 tours et arrivée à la machine à café) ?

On va essayer de faire vivre ça.
Me rappelle vaguement un dialogue de « Frankenstein » (celui de 1931).
Le Dr Frankenstein était qualiticien avant de devenir un savant fou (ou l’inverse, je ne me souviens plus…).

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Pour cette septième note, je vais innover.
Devant vos yeux ébahis, je vais vous donner la copie exacte (j’insiste sur ce point) de la « feuille de route » qui m’a été assignée par le COPIL (comité de pilotage) pour faire progresser l’accréditation de l’établissement.
Chaque médecin en a reçu une, voici la mienne:

Photobucket

J’ai envoyé un mail au directeur demandant de m’expliciter ces phrases, et en osant ajouter le commentaire suivant : Des mots ont sauté ? Ou c’est moi qui ne comprends pas le « langage accréditation » ?

Je m’attendais à une rectification, une correction, une explication.
A la place, j’ai eu droit à des excuses, car cette feuille de route ne m’était pas destinée.

Je me pose les questions suivantes :

  • le « langage accréditation » est-il tellement différent de notre langue qu’il peut être considéré comme une langue étrangère ? Et donc ses locuteurs comme des non-francophones ?

  • ou bien le « langage accréditation » n’est-il pas plutôt une évolution de notre langue ? Un peu comme le français qui est lui même une évolution du latin ?

  • ou encore cette accréditation est tellement n’importe quoi dans notre établissement que toutes ces notes, ces protocoles formalisés dont nous sommes inondés n’ont d’autre valeur que leur simple existence, leur sens même n’en ayant aucune ? Et personne n’ose faire remarquer que « l’accréditation est nue ». Parfois, j’ai même des doutes sur mes capacités à comprendre. Je me dis, ce n’est pas possible, c’est moi qui suis débile. Alors j’en parle à mes deux copains confrères dans l’établissement, et nous nous rassurons avec nos gros éclats de rire.

Je vous laisse sur ces quelques remarques philosophiques, il faut que je formalise mon transport à la maison.

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Une seule entrée aujourd’hui pour ce dictionnaire, mais quelle expression !

On va gérer le problème en interne.
Je défie quiconque de parvenir à appréhender l’ensemble du champ sémantique qui se cache derrière cette expression.
Se dit d’une situation trop gênante, trop délicate à faire connaître au « siège », ou trop coûteuse à « externaliser ».
Un synonyme pourrait être « laver son linge sale en famille », mais il me semble encore bien trop restrictif.

Trois exemples :

  • Un patient violent et alcoolique se bat avec un autre (pas de chance, l’autre est un ancien taulard et il l’a mis minable), et insulte tout le monde.Le médecin décide de le faire sortir sur le champ, mais le patient refuse catégoriquement. Et nous ne voulons pas avertir la police. Devant cette situation inextricable, on contacte la direction qui décide de « gérer le problème en interne », c’est-à-dire de transférer l’importun dans un autre établissement du groupe.

« Gérer le problème en interne » signifie ici « déplacer le problème ».

  • J’ai aussi entendu cette expression dans une histoire de plateaux repas kaschers que nous n’avons pas pu fournir à un patient israélite durant les premiers jours de son séjour. Gêné par cette situation, je vais voir la direction qui me répond « qu’on gère le problème en interne ». Ah bon ? On a engagé une escouade de rabbins du Consistoire pour faire la cuisine et vérifier que tout était correct ? En cuisine, je n’ai pourtant vu aucun gros barbu jovial virevoltant au milieu du fumet capiteux d’une carpe farcie, tout en sifflotant gaiement un air de « Un violon sur le toit ». Le patient, de bonne volonté, a finalement accepté de manger non kasher durant ces quelques jours.

« Gérer le problème en interne » signifie ici « ne pas s’occuper du problème, mais on fait comme si ».

  • Enfin, on « gère le problème en interne » assez souvent lorsque l’on veut faire des travaux de moyenne importance, sans faire appel à une entreprise extérieure. On confie alors la tâche à l’équipe technique, deux sympathiques bricolos du dimanche.

« Gérer le problème en interne » signifie ici « faire le travail en sagouin ».


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Au cours de la dernière réunion, les points suivants ont été soulevés par la qualiticienne:

  • Il faut mettre des digicodes à la porte des toilettes du personnel.

Heureusement, cette proposition a été repoussée. Étant donné le nombre de prostatiques et de planchers pelviens déficients qui ont de façon concomitante des problèmes de mémoire, le résultat aurait pu être regrettable.

  • Il faut récupérer les flacons de « Scratch Gel WC » de l’ensemble des toilettes de l’établissement, car il y a de la javel dans leur composition, et on l’a pas mentionné dans notre rapport d’accréditation.

Un seul mot, énorme. Je frémi à l’idée que mon caca aurait pu être classé « Seveso 2 »

  • Dorénavant, les ASH (Agent de Service Hospitalier) ne pourront faire le ménage dans l’infirmerie que sous la surveillance d’une infirmière ou d’une aide-soignante.

Énorme aussi. Quand on a demandé pourquoi: « pour qu’elles ne fassent pas des choses qu’il ne faudrait pas faire« . Ben ,comme elles sont là parfois depuis 10 ans, elles auraient pu largement les faire avant, ces « choses »…

  • L’infirmerie doit absolument être fermée à clef si l’infirmière ou l’aide-soignante s’absentent. Idem pour le chariot des dossiers.

Super pratique, comme mesure. Comme chacun sait, l’infirmière ne va jamais dans les chambres, et le médecin ne consulte jamais ses dossiers.


Au cours d’une réunion plus ancienne:

  • Quand le patient descend avec son dossier en salle de rééducation, il faut placer ce dernier dans une enveloppe en papier kraft pour que dans le cas ou il rencontre quelqu’un dans l’ascenseur, son nom ne puisse pas être lu.

Là aussi, grandiose. On devrait aussi conseiller aux patients de ne plus s’adresser la parole. On ne sait jamais « Ils sont partout »…

Vous avez aussi échappé au difficile problème de la « quadrature du bracelet ». On a envisagé un moment de mettre un bracelet nominatif au poignet de chaque entrant, afin de mieux l’identifier. Bien sûr, le problème est que ce bracelet révèle aussi l’identité de celui qui le porte. Comment faire, alors ? Et bien, c’est simple, il faut que le patient porte son bracelet avec la face identifiante contre sa peau. CQFD !