Ça, c’est fait.

Je récupère du marathon de Berlin qui s’est déroulé ce dimanche, et je me rends compte qu’une grande partie de ce qui régentait ma vie depuis janvier 2022 n’est plus.

La fameuse ligne bleue du marathon, la fameuse médaille. Ah, puis au fond la porte de Brandebourg. Fait marrant: le vainqueur de cette année est encore l’immense Eliud Kipchoge. Il a donc tenu une médaille qui le représente en train de tenir une médaille qui porte son effigie. Hâte de voir la médaille de l’an prochain!

Cette préparation m’a rappelé mon internat à un point incroyable. Pendant 12 mois, en me levant je pensais internat, en me couchant je pensais internat, je chronométrais mes pauses, puis quand l’épreuve est passée, j’ai été saisi par le vide sous mes pieds. Un peu comme dans Bip-bip et le coyote quand ce dernier continue à courir alors qu’il est au dessus du vide au-delà de la falaise. J’ai vécu la même chose cette année. En fait, ce n’est pas si désagréable, ça m’a rappelé ma jeunesse et se focaliser sur un but évite de trop réfléchir sur le après.
Depuis janvier, date à laquelle je me suis inscrit à ce marathon, j’ai mangé marathon, dormi marathon, pensé marathon, et bien sûr beaucoup, beaucoup, beaucoup couru. Je m’étais fixé comme objectif de courir un marathon l’année de mes 50 ans. Pour un ancien non sportif de haut niveau comme moi, cela comptait beaucoup.
Garmin qui sait tout de moi tient le compte exact de mes courses d’entraînement: 219 sorties, totalisant 1651 km, soit 183 par mois ou 6 par jour en moyenne. Pour chaque km parcouru lors de cette course, j’en ai couru 39 à l’entraînement (j’en avais couru 61 par km pour mon premier Marseille-Cassis).
Comme en médecine, j’ai toujours été un laborieux. je n’arrive à m’en sortir que parce que je bosse beaucoup.
Donc j’ai vécu marathon durant 9 mois. Un des préleveurs du laboratoire de la clinique, qui est aussi un coureur distingué, m’avait prévenu il y a quelques années que c’était beaucoup d’investissement, beaucoup trop pour lui qui n’a jamais sauté le cap. Ça m’a impressionné de l’entendre dire ça, mais inconscient, je m’y suis mis.
En pratique, j’ai quasi tout changé dans ma vie, même mon hygiène de vie qui était plutôt bonne. J’ai arrêté les sucres rapides, le gras animal, augmenté ma ration de protéines. J’ai joué tous les jours à Tétris pour essayer de coller mes heures d’entraînement et mon boulot et ma vie privée dans 24 heures. Chaque fois que j’ai quitté Marseille, j’ai apporté avec moi mes affaires de courses. Tout l’été fut compliqué, la chaleur m’a obligé à courir dès 5h30 pour éviter la canicule. La plupart de mes sorties se sont faites avec une température comprise entre 26 et 30.
Cette longue liste n’est pas pour me plaindre, ni pour vous apitoyer. Parfois c’était difficile, le plus souvent non, mais « ça » fait partie du truc. D’ailleurs, petite parenthèse, je me suis affiné, ma musculature s’est développée, je ne me suis jamais senti aussi bien physiquement qu’actuellement. La préparation marathon c’est comme la préparation de la pâte pour faire les brioches. On pétrit, on maltraite les ingrédients, et on laisse gonfler. Puis on effondre la pâte et on la maltraite de nouveau, on la laisse de nouveau gonfler, on la maltraite de nouveau et ainsi de suite. Si tout va bien, plus vous faites de cycles et plus la pâte va gonfler à la cuisson. Pour le marathon, on maltraite ses muscles et sa volonté pour les rendre plus forts, plus endurants, plus résistants.
Reprenons. Il est aussi impensable (pour moi) de courir un marathon sans en être passé par là que de réussir l’internat sans travailler 14h par jour tous les jours. Je pense même intimement que le marathon n’est ce qu’il est qu’à cause (ou grâce) à cet investissement énorme. J’ai couru deux semis dans le cadre de ma préparation, et je n’y ai pas senti la même atmosphère ni avant, ni après. Les participants des semis étaient plus détendus, plus festifs. Il y avait beaucoup plus de costumes. Au départ du marathon, l’atmosphère est légèrement plus tendue, mêlant appréhension et excitation. Après, on se regardait tous en pensant, « bravo, tu l’as fait, et moi aussi, on peut être fiers de nous ». Un parfait inconnu m’a donné une bourrade en me disant Congratulation! juste après l’arrivée. Je sais, c’est stupide et probablement hors-sol dans le contexte actuel, mais c’est ainsi, et ça fait du bien d’oublier la guerre, la pandémie ou le réchauffement climatique pendant quelques heures.

On a tous fait pareil. Les coureurs sont des gens bizarres.

Le lendemain, nous avons littéralement envahi Berlin et marché le long des derniers km de la ligne bleue que nous avons fixé durant des heures. Nous avions tous le sourire au lèvres et un comportement un peu bizarre (mention pour la coureuse qui a photographié un nain bleu en plastique sur la ligne bleue, au milieu du trafic auto un lundi matin en plein centre de Berlin).

Un peu plus de 45000 inscrits.

J’ai découvert une communauté encore plus bizarre que celle des coureurs, celle des coureurs qui parcourent le monde pour enchaîner les marathons. Ils portent leurs vestes commémoratives favorites (souvent Boston) et parlent de leurs 5,10, 20, 50, 100 marathons en se donnant rendez-vous pour le prochain. Vu que j’ai commencé à courir il y a 2 ans, mon palmarès restera au mieux rachitique. Après, leur mode de vie ne m’attire pas plus que cela, mais ils m’impressionnent, moi qui pensais qu’en courir un, c’était déjà le but d’une vie…
J’ai lu quelques récits de marathons sur la toile. Mon idée initiale était de faire pareil. Typiquement égrener les kilomètres et les sensations, en passant par l’obligatoire case souffrance, sinon ce ne serait pas un marathon, mais je suis un « guerrier de la vie », moi…
Et bien en fait, je n’ai pas du tout vécu ce marathon comme ça.
J’ai été aussi régulier, méthodique et appliqué que durant ma préparation. Je me suis fixé une allure et je m’y suis tenu consciencieusement (« lentement au début, pas trop vite au milieu et comme on peut à l’arrivée »).
Je voulais courir en 4h pour la beauté du chiffre rond et aussi parce que Garmin et les différents calculateurs de la toile me disaient que c’était jouable. J’ai peut-être été un peu trop désinvolte sur ce point. Être trop ambitieux avant de partir risque d’avoir des conséquences funestes. Aller trop vite au début, c’est se cramer avant la fin.
J’avais mémorisé les points remarquables du parcours en regardant X fois des vidéos tournées par des participants les années précédentes. Je voulais étouffer mon envie d’arrêter en la gavant de lieux connus, et donc rassurants. Ça a bien marché, même un peu trop. Peu après le 23ième km on passe devant la Rathaus Schöneberg (l’Hôtel de ville de Schöneberg). Mentalement, ce bâtiment signifiait beaucoup, en tout cas avant la course: on a dépassé la mi distance, on passe dans des endroits plus verdoyants… Bref cet hôtel de ville avait a priori tout d’une oasis en plein désert après une première partie, qui je le pensais, allait être désagréable. En fait, ça ne s’est pas passé comme ça, j’ai adoré l’univers minéral de la Karl-Marx-Allee (je sais, ça parait fou), et des quartiers de l’ancien Berlin-Est, et arrivé vers le 23ième, je ne trouve pas l’oasis en question. Je doute, je me demande si je ne l’ai pas passée, avec un angoisse de fond tout à fait irrationnelle (si je suis passé devant, et alors?). J’ai été vraiment inquiet, jusqu’à ce que je la trouve enfin (le bâtiment est énorme, impossible de le louper).
Pour revenir sur la Karl-Marx-Allee, c’est minéral, totalement stalinien, démesuré, mais c’est presque ce que j’ai le plus aimé. Aucune idée pourquoi… Les deux immeubles qui la bordent en lisière de la Strausberger platz m’ont fait penser aux immenses figures de rois qui impressionnent tant la Communauté de l’anneau près des chutes du Rauros.
Revenons à la course. Je comptais donc vous faire un récit épique de grandes souffrances et de petites victoires km par km, mais je l’ai vécu très différemment.
Entre 0 et 35 km, j’ai couru confortablement en regardant le paysage et les centaines de petites scènettes offertes par les coureurs et les milliers de spectateurs. En fait, on ne s’ennuie pas du tout durant un marathon, contrairement à ce que je croyais. Paradoxalement, on n’a pas trop de temps pour batifoler.
Il faut:
– surveiller son allure
– éviter les autres coureurs et les gobelets qui jonchent le sol aux ravitaillements (on en reparlera)
– boire régulièrement, avaler méthodiquement ses gels (j’ai opté pour tous les 7 km), ne pas louper les poubelles où jeter les emballages.
– repérer les points d’intérêt contra-phobiques (je suis LÀ, il me reste ÇÀ à faire pour arriver ICI. La segmentation mentale du parcours a bien marché pour moi)
– profiter du spectacle offert par les coureurs et les spectateurs.

Vers le vingtième, j’ai dépassé une influenceuse (je présume) francophone qui se filmait avec son portable en disant « je suis au vingtième kilomètre, je continue, mais c’est très dur ». Je l’ai insultée mentalement et conseillé en silence d’arrêter de se filmer pour faire du pathos et donc des « likes » et de plutôt se concentrer sur sa respiration et son allure. J’ai pensé très fort au Joggeur qui râle.
Entre 35 et 38 km, j’ai commencé à faiblir, mais j’ai suivi une magnifique coureuse blonde qui m’a fait oublier pour un temps la fatigue et l’inconfort. J’ai commencé à dire aux églises qui bordaient le parcours qu’elles étaient belles -aucune ne m’a répondu, ouf-. Entre 35-38 et la fin, je regardais le bitume devant mes pieds en me demandant encore combien de pas j’allais devoir encore faire (j’avais dépassé la coureuse blonde). Pas de douleur, mais une fatigue et une impossibilité de maintenir l’allure. Je ne pense pas avoir pris le mur, car ça n’a pas été brutal, comme la plupart des coureurs le racontent. J’ai à peine apprécié de passer sous la Porte de Brandebourg et j’ai passé la ligne lessivé mais pas du tout en souffrance. Je n’aurais pas pu faire mieux sur les derniers km. Garmin m’a confirmé a posteriori que j’étais presque arrivé au bout de ma vie et que je n’aurais pas pu faire mieux.

J’étais vraiment au bout du bout. Remarquez la dérive cardiaque en fin de parcours.


Je n’ai pas vu tant de coureurs à terre que ça, 4 ou 5 peut-être, moins que pour le semi de Nice en tout cas.

L’ancien aéroport de Tempelhof où étaient remis les dossards et où se tenait l’immense exposition.

Ce que je n’ai pas aimé? L’hypocrisie, je pense.
L’hypocrisie des coureurs (je me mets dans le lot), des organisateurs et des marques. Ce trio joue ensemble une magnifique partition sur l’air de « on va sauver notre planète que nous aimons d’amour ». Nous sommes des coureurs qui courons en harmonie avec la Nature. Tu parles… On en verserait presque une larme d’attendrissement sur nous même d’être autant à la pointe de la lutte contre le réchauffement climatique. Soyons synthétiques, si nous voulions réellement, sincèrement aider la planète, il faudrait tout simplement arrêter 1/ d’acheter du matériel, 2/ d’organiser des courses autres que locales. Mais ça n’arrange personne, alors on fait semblant d’être verts, on fait tous du green-washing comme des décérébrés. Les équipementiers produisent transportent et vendent du matériel essentiellement issu du pétrole (le recyclage mis en avant par tous me fait bien rire), nous prenons l’avion pour parcourir le monde afin de courir 42,195 km à des milliers de km du parc qui est juste en bas de notre rue, et nous balançons nos gobelets et emballages tout le long du parcours.. Pas très vert tout cela. Les organisateurs ont beau jouer et surjouer la carte verte, les derniers km d’un marathon sont en fait un monceau de gobelets en plastique sur un bitume rendu poisseux par les litres de boisson énergétique tombés à terre. C’est sale et en plus terriblement dangereux, surtout la fatigue aidant.
Comme je suis décadent et que j’ai un esprit contradictoire, je me suis déjà inscrit à un prochain marathon (deux en fait), je vais y faire les mêmes constatations, mais je vais encore une fois signer…


Difficile de terminer sur un point positif après ce dernier paragraphe que je viens de relire.
Disons quand même que courir un marathon est une expérience qui m’a beaucoup apporté. C’est un objectif qui demande énormément de constance et d’investissement, et dont je n’ai finalement pleinement pris conscience qu’après. Heureusement, car peut-être que je ne me serais pas lancé dans l’aventure. En tout cas c’est un bon moyen de sortir de sa zone de confort passé la cinquantaine. Travailler et « réussir » (à mon petit niveau) est en tout cas très gratifiant, le travail paye.

One Reply to “Ça, c’est fait.”

  1. bravo Jim ! C’est cool ce qu’on peut faire avec de la constance et de la patience.

    Sur notre hypocrisie collective, je suis coupable, je consomme, je voyage un peu. Je n’ai pas envie de basculer dans le jem’enfoutisme. Mais j’ai envie de vivre de beaux évènements sportifs. Certes on peut le trouver à côté de chez soi (comme avec le brevet cycliste du VC Roubaix où pour 4 euros tu fais un parcours sur des routes mythiques avec du ravito et un sandwich à l’arrivée) mais on est aussi tenté d’aller loin pour des évènements plus rares. On n’organise pas un marathon ou un triathlon longue distance à tous les coins de rue… comment faire ?
    est-ce que mon sentiment de culpabilité sert quelque chose ? est-ce que ma culpabilité me pousse à être vraiment plus vertueux à côté ? (je suis à 6 Tonnes d’EqCO2 d’après les questionnaires sur le sujet, on devrait théoriquement tendre vers 2,5, utopie ? cf https://nosgestesclimat.fr/ )

    Est-ce que mon mode de vie né en 1980 me pousse à vivre ainsi et il faudra plusieurs générations pour que ça soit ancré différemment chez mes congénères ? Est-ce que je serai jugé salement par les enfants des années 2010 ? (un peu comme je regarde la génération de mes parents dans leur grosse berline ? ;))

    J’ai fini avec grosse berline, je peux m’arrêter là pour commenter ce post :-p

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