Un traitement racial

La discussion de la semaine du MOOC « Fundamentals of Clinical Trials » m’a fait rappeler que j’avais un blog et que je voulais écrire une note sur un curieux médicament approuvé aux États-Unis, le BiDil®.

Ce produit, utilisé dans le traitement de l’insuffisance cardiaque est en fait une bête association de deux médicaments vasodilatateurs périphériques vieux comme la cardiologie vue par un praticien quadragénaire: un nitré (isosorbide dinitrate ) et de l’hydralazine.

Pourtant, depuis sa commercialisation en 2005, cette association fait couler beaucoup d’encre. Tapez BiDil dans  PubMed et vous obtiendrez 98 références, dont certaines récentes.

Il faut dire que l’indication validée par la FDA est la première en son genre (je ne vous ai pas tout dit d’emblée pour tenter de rendre cette note intéressante):

BiDil is a combination of isosorbide dinitrate, a nitrate vasodilator, and hydralazine hydrochloride, an arteriolar vasodilator, indicated for:

• the treatment of heart failure as an adjunct therapy to standard therapy in self-identified black patients to improve survival, prolong time to hospitalization for heart failure and to improve patient-reported functional status.

Limitations of use:

• There is little experience in patients with NYHA class IV heart failure.

Ce traitement est indiqué exclusivement chez les patients se définissant eux-même (le pléonasme a son importance) comme étant « noirs ». Il s’agit en fait, ni plus ni moins, du premier médicament approuvé par la FDA dont la prescription est basée sur un critère racial (ou ethnique, ou génétique, accolez l’adjectif que vous souhaitez).

D’ailleurs, le site qui vante ce médicament annonce clairement la couleur (j’ai osé): les patients sont afro-américains, ce qui est normal, le médecin aussi (c’est un point intéressant), et les couleurs qui habillent le site sont un dégradé de marron.

BiDilPourquoi le médecin n’est pas non afro-américain?

Petite aparté, sur laquelle je reviendrai après, l’AMM dit self-identified black patients. Le site dit African American. Il y a une différence?

Pourquoi une telle charte graphique?

Tout simplement car l’angle d’attaque quasi exclusif (on verra pourquoi après) des arguments de vente de ce produit est racial.

Il s’agit d’un médicament destiné aux noirs/afro-américains, qui sera, en tout cas dans l’esprit des communicants, prescrit principalement par des médecins noirs/afro-américains.

A la base, je trouve déjà cela choquant.

Comment se définir soi-même comme « noir »? Comme je l’ai déjà dit, le pléonasme est important car j’imagine que les rédacteurs de l’AMM ont du transpirer à grosses gouttes sur la définition de noir. Imaginez leur angoisse pour définir une origine raciale dans un texte officiel, alors que ce sujet est tellement sensible. Mais en plus, sur quels critères?

A partir de quelle nuance de peau: café au lait, marron, noir ébène?

Une origine géographique (l’Afrique, par hasard), est-elle pathognomonique du caractère « noir »? D’où mon aparté sur le distinguo self-identified black/african american.

A partir de quel niveau d’ascendance peut-on se définir comme noir? Avoir des ancêtres ayant vécu dans la vallée du Rift, juste avant leur installation à Hauteville-Lompnès (Ain), même il y a des milliers de générations, ça compte? 

Les auteurs ont donc tranché le nœud gordien en laissant le choix de son appartenance au patient.

D’accord.

Si je développe une insuffisance cardiaque, et que je me considère philosophiquement/racialement/ethniquement/géographiquement/culturellement/graphiquement comme noir, vais-je bénéficier du BiDil®?

Vous allez voir qu’à la fin la réponse est probablement oui, mais le chemin pour y arriver passe par des endroits bien sombres.

L’AMM du BiDil s’appuie sur 3 essais.

Le premier date de 1986 (N Engl J Med 1986; 314:1547-1552) et compare 3 groupes de patients insuffisants cardiaques, qui différent selon le traitement ajouté à ce qui était le traitement de référence à l’époque: diurétiques+digoxine: placebo, nitrés+hydralazine, ou prasozine.

L’association nitrés+hydralazine l’emporte d’un souffle (court) sur le placebo:

Mortality over the entire follow-up period was lower in the group that received hydralazine and isosorbide dinitrate than in the placebo group. This difference was of borderline statistical significance.

Le second date de 1991 (N Engl J Med 1991; 325:303-310). il compare nitrés+hydralazine à un IEC, l’énalapril. L’association nitrés+hydralazine fait moins bien que l’IEC:

Mortality after two years was significantly lower in the enalapril arm (18 percent) than in the hydralazine—isosorbide dinitrate arm (25 percent) (P = 0.016; reduction in mortality, 28.0 percent), and overall mortality tended to be lower (P = 0.08).

Un essai très faiblement positif contre placebo, un essai négatif contre l’IEC. La carrière de ce qui n’était pas encore le BiDil® aurait du s’arrêter en 1991. Vous remarquerez aussi que dans les résumés de ces essai, nulle mention de race n’est faite.

En fait, c’est une analyse en sous-groupe en post-hoc de ces deux études, chez les sujets noirs, qui a permis de constater que l’association nitrés+hydralazine pourrait avoir un intérêt.

Si on torture convenablement les données, on peut constater cela:

  • Dans le premier essai, la mortalité annuelle observée parmi les 49 patients noirs sous l’association était significativement plus faible que sous placebo (9.7% vs 17.3%, p=0.04). Alors que chez les blancs, il n’y avait pas de différence.
  • Dans le deuxième essai, il n’y avait pas de différence de mortalité annuelle entre noirs et blancs sous nitrés+hydralazine. Dans le groupe des patients blancs, l’énalapril faisait mieux que l’association. Dans le groupe des patients noirs, les deux traitements faisaient armes égales.

On ne peut donc pas vraiment dire que les preuves d’un net avantage de l’association nitrés+hydralazine saute aux yeux, même après avoir longuement torturé les données.

Il ne s’agit pas d’une démarche hypothético-déductive. On va à la pêche à l’hypothèse, et après on va se contorsionner pour expliquer a posteriori cette hypothèse. Le problème est qu’aller à la pêche augmente singulièrement le risque d’erreur de type I, c’est à dire le nombre de  faux positifs (rappelez-vous les dragibus).

Et avec un peu de talent, on peut transformer toute citrouille en carrosse (J Card Fail. 1999 Sep;5(3):178-87.):

Whites and blacks showed differences in cause, neurohormonal stimulation, and pharmacological response in heart failure. This retrospective analysis suggests angiotensin-converting enzyme inhibitors are particularly effective in whites, and the H-I combination can be equally effective in blacks. Prospective trials involving large numbers of black patients are needed to further clarify their response to therapy.

C’est à partir de là que nos auteurs décident de monter un essai réellement dédié à cette question épineuse.

Mais quelle question? Vous allez voir que la réponse n’est pas évidente.

Nous sommes donc au début des années 2000, les IEC et depuis 1996 les bêta-bloquants font désormais partie du traitement du patient insuffisant cardiaque.

Il n’est plus éthique à cette époque de comparer un IEC et nitrés+hydralazine chez des patients. On va donc comparer cette association à un placebo en plus d’un traitement conventionnel avec IEC et bêta-bloquants. Cela signifie aussi que l’hypothèse testée par le troisième essai ne peut être que très différente de celle soulevée par les deux premiers.

Pour montrer qu’il existe une différence réelle d’efficacité basée sur l’origine, vous auriez probablement utilisé une stratification sujets noirs/sujets non noirs. Mais ce n’était plus vraiment ce que désiraient montrer les auteurs. Pour eux, la question de différence d’efficacité expliquée par l’origine ne se posait plus.

La question à laquelle ils désiraient répondre était la suivante: est-ce que l’association fait mieux qu’un placebo en plus du traitement conventionnel chez le sujet noir?

Le troisième essai (N Engl J Med 2004; 351:2049-2057) a permis de répondre à cette question:

The study was terminated early owing to a significantly higher mortality rate in the placebo group than in the group given isosorbide dinitrate plus hydralazine (10.2 percent vs. 6.2 percent, P=0.02).

Chez le sujet noir, l’association nitrés+hydralazine fait mieux que le placebo, lorsqu’elle est ajoutée au traitement de référence par IEC et bêta-bloquant.

D’où l’AMM, d’où la façon de vendre ce produit, d’où ma râlerie bien inutile.

1) Parce que finalement, les auteurs/vendeurs sont partis d’une démarche scientifique très fallacieuse pour arriver à une conclusion qui ni la confirme, ni l’infirme.

2) Parce que la population qui pourrait bénéficier de ce traitement est tellement mal définie qu’on doit demander à chaque patient de le faire à la place du médecin.

3) Parce qu’on ne sait toujours pas si l’association nitrés+hydralazine est efficace chez le sujet non noir par rapport au placebo.

(En tout cas l’ESC ne le savait pas en 2012 (ESC Guidelines for the diagnosis and treatment of acute and chronic heart failure 2012):

Combination of hydralazine and isosorbide dinitrate

In one relatively small RCT conducted exclusively in men (and before ACE inhibitor or beta-blockers were used to treat HF), this vasodilator combination led to a borderline reduction in mortality when compared with placebo. In a subsequent RCT, the addition of H-ISDN to conventional therapy (ACE inhibitor, beta-blocker, and MRA) reduced morbidity and mortality (and improved symptoms) in African-Americans with HF.

The selected patient population studied, relatively small RCT size, andearly termination (for mortality benefit) have left uncertainty about the real value of this combination therapy, especially in nonblack patients. 

).

4) Parce que tout n’est que commerce, car on peut voir cette histoire encore avec un autre point de vue, celui de la prolongation des brevets (Significance Magazine: cf biblio infra):

Jonathan Kahn argues that the principal incentive for reinventing BiDil® as a racial drug was commercial11. Th e original patent, which covered the hitherto unlicensed use of H-I in all patients, regardless of race, was due to expire in 2007. Getting the H-I combination repatented as BiDil® and subsequently licensed for use in African Americans enabled the researchers to extend their rights over the drug for an additional 13 years.

Recasting BiDil® as a drug for use in one racial group alone was certainly a novel approach to “evergreening”—the renewal and extension of patents and commercial rights over potentially profi table drugs through reformulation and repackaging. And, if BiDil® proves to be a commercial success, it is unlikely to be the last time

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George Ellison. Medicine in black and white: BiDil®: race and the limits of evidence‐based medicine. Significance Magazine Volume 3 Issue 3 (September 2006).Doi: 10.1111/j.1740-9713.2006.00181.x

Rusert BM, Royal CD. Grassroots marketing in a global era: more lessons from BiDil. J Law Med Ethics. 2011 Spring;39(1):79-90. doi: 10.1111/j.1748-720X.2011.00552.x.

Krimsky S. The short life of a race drug. Lancet. 2012 Jan 14;379(9811):114-5.

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